Souvent méprisée, l’analyse technique des marchés financiers repose cependant sur une approche très rationnelle de la psychologie des marchés et de la transmission des informations

L’analyse technique du marché véhicule avec elle une odeur de soufre que son caractère empirique a de la peine à dissiper. Ses instruments d’analyse – études de graphiques, avec ses figures ésotériques, la fameuse formation en « tête et épaules », moyennes mobiles et autres oscillateurs – soutiennent difficilement la comparaison face à la rigueur quasi scientifique de sa grande rivale, l’analyse fondamentale. Alors que cette dernière cherche à mettre en évidence les facteurs, tant comptables, financiers et politiques qui détermineront l’évolution des cours, l’analyse technique limite son champ d’étude aux seules données fournies par le marché lui-même : l’évolution des prix, des valeurs et des volumes. L’usage de ces techniques relève plus d’un art que d’une science exacte, reconnaissent d’ailleurs ses tenants, ce qui explique leurs fréquentes divergences d’interprétation.

Pourtant, malgré la suprématie intellectuelle de l’analyse fondamentale sur l’analyse technique, cette dernière semble bénéficier d’un intérêt grandissant, sous l’impulsion du développement des marchés à terme. Car, comme l’explique l’un des grands spécialistes américains de l’analyse technique, John Murphy (1), les opérateurs sur ces marchés doivent absolument pouvoir disposer d’un outil d’analyse donnant un « timing » précis, au jour voire à quelques minutes près, pour entrer ou sortir du marché. Une erreur de quelques minutes peut faire la différence entre un gain et une perte. Or, des variations de ce genre sont d’ordre purement technique et ne peuvent que rarement être mises en évidence par une analyse fondamentale.

L’intérêt de l’analyse technique n’est toutefois pas limité à des mouvements à court terme, mais trouve aussi son application à des mouvements à long terme, par la mise en évidence des signes avant-coureurs des renversements de tendances du marché bien avant que les fondamentalistes ne puissent les déceler, selon John Murphy. Cette approche est d’autant plus précieuse que quelques-uns des plus importants mouvements de hausse ou de baisse du marché dans l’Histoire ont démarré sans causes fondamentales apparentes. Ce n’est qu’après un certain temps, alors que la nouvelle tendance était déjà bien lancée que les changements dans les fondamentaux apparaissaient.

Principes de base

Bien que l’on ne puisse prouver scientifiquement les résultats de l’analyse technique, on peut cependant logiquement les expliquer si l’on admet ses trois principes de base, que l’on résume de la manière suivante : 1) le marché escompte toutes les informations qui peuvent l’affecter 2) les prix évoluent selon des tendances et 3) l’Histoire se répète.

Le premier principe constitue véritablement la pierre angulaire de l’analyse technique : le prix des valeurs reflète la totalité des informations qui pourraient l’influencer, qu’elles soient politiques, économiques ou psychologiques. Il s’agit d’une part des informations déjà connues du grand public, et d’autre part, de celles qui n’ont pas encore été diffusées, et dont dispose un cercle restreint d’individus. Partant de cette hypothèse le technicien se désintéressera des causes affectant l’évolution du marché pour ne se consacrer à ses effets par le biais des prix et des volumes. Cette approche lui donne ainsi une nette longueur d’avance sur le fondamentaliste.

Le second postulat est tout aussi nécessaire : pour pouvoir tirer une prévision du comportement passé du marché, il faut que les cours évoluent selon une certaine direction, une certaine tendance. Son corollaire est qu’une tendance en mouvement tendra à poursuivre sur sa lancée plutôt qu’à changer de sens, relève John Murphy. Autrement dit, que la hausse appelle la hausse et que la baisse appelle la baisse.

Inertie des cours

Pour expliquer ce phénomène d’inertie, Jérôme Boumengel (2), qui présentait les outils de l’analyse technique lors d’un séminaire organisé en juin à Genève par l’International Finance & Commodities Institute, propose un schéma explicatif des ‘mouvements boursiers : en premier lieu, il faut considérer les cours comme des fonctions d’un nombre important de variables d’ordre politique et économique. Les changements dans ces variables vont donc influencer les cours, créant tout à coup des déséquilibres entre les niveaux des offres et ceux des demandes. Avec pour conséquence de provoquer des mouvements rapides de hausse ou de baisse des cours. Si le marché était parfait, ces changements de niveaux se réaliseraient par sauts, immédiatement. Mais la connaissance du changement d’état d’un ou de plusieurs paramètres économiques se répartit sur une certaine période, du fait de la vitesse de diffusion de l’information et de son anticipation. C’est pourquoi un certain temps sera nécessaire pour que se réalise le changement de niveau. « On pourra alors essayer de repérer ces changements de processus afin de profiter de ce phénomène local d’inertie » explique M. Boumengel.

En deuxième lieu, poursuit-il « ce schéma s’intègre dans une structure de vagues d’amplitude plus importantes et qui traduit les fluctuations de la psychologie collective, ellesmêmes déterminées par l’évolution de la conjoncture économique. Ces deux mécanismes, qui s’emboîtent, superposent alors leur action à celle de la variable normale que constitue l’évolution des dividendes distribués par la société, pour déterminer son trend haussier séculaire ».

Facteur psychologique

Ce schéma explicatif met en évidence le facteur psychologique sur lequel se base la troisième hypothèse de l’analyse technique résumée par l’adage « l’Histoire se répète ». Ce qui signifie que les marchés refléteraient les mouvements de la psychologie collective, selon des schémas de comportements qui se reproduisent dans des situations similaires. En l’absence d’une pareille hypothèse, les figures utilisées dans l’analyse technique, comme la formation en « tête et épaules » par exemple, n’auraient aucune signification.

Critiques de l’analyse technique

Deux grandes critiques mettent cependant en cause la validité de l’analyse technique. Selon la première d’entre elles, l’application des signaux d’achat ou de vente fournis par l’analyse technique suscite elle-même les vagues d’achats ou de vente prophétisées (« self-fulfilling prophecy »). Bien que cette critique soit pertinente, elle néglige cependant le caractère « artistique » de l’analyse technique : la lecture des graphiques est soumise à un degré très élevé de subjectivité et est donc sujette à de nombreuses divergences d’interprétation. En outre, comme le relève ironiquement John Murphy, si les techniciens pouvaient à eux seuls provoquer des mouvements de grande ampleur, uniquement grâce à leur pouvoir d’intervention sur le marché, ils deviendraient riches très rapidement.

Théorie du marché parfait

La seconde des critiques formulées à l’encontre de l’analyse technique provient de ceux qui considèrent le comportement du marché comme totalement efficient. Dans un teI marché, toutes les informations sont rapidement escomptées : il n’y a donc pas moyen d’en tirer profit. En conséquence, les cours se déplaceraient de manière totalement erratique autour de leur valeur intrinsèque. Ce qui revient à nier la notion de tendance. Et sans tendance à suivre, aucune stratégie de gestion de portefeuille ne peut permettre de battre le marché. La meilleure manière de gérer son portefeuille consisterait alors à se limiter à une politique très passive d’achat et de conservation des titres. Ce principe est d’ailleurs suivi par les sociétés financières, qui proposent à leurs clients de participer à des fonds de placements dont la composition s’aligne sur celle de l’indice boursier. Quelle que soit l’appréciation que l’on puisse porter sur cette dernière critique de l’analyse technique, il faut souligner qu’elle dénie aussi, évidemment, toute valeur à l’analyse fondamentale du marché ! L’accepter revient à renoncer au principe même de la gestion active de portefeuille.

Les fondamentalistes rejoignent donc sur ce point les techniciens : leur opposition n’est d’ailleurs pas aussi tranchée qu’elle peut parfois le paraître. Les deux approches sont en effet complémentaires et sont utilisées conjointement par de nombreux analystes, en particulier aux États-Unis, où l’analyse technique a été créée et développée. Pour d’autres marchés financiers, comme celui de la Suisse par exemple, l’analyse technique semble donner des résultats moins probants que sur les marchés américains. Selon un spécialiste du marché suisse, cette moindre réussite s’expliquerait par l’étroitesse du marché, son manque de liquidité et par les trop nombreuses manipulations qui y auraient cours !

(1) Technical Analysis of the Futures Markets Par John J, Murphy, New York Institute of Finance

(2) Analyse technique et gestion de portefeuille, Par Jérôme Boumengel, Chart Cons

La formation en « tête et épaules » sous la loupe

Après avoir décrit les fondements théoriques de l’analyse technique, il peut être judicieux d’être un peu plus concret. Car, même en reconnaissant la validité de cette approche, comment peut-on expliquer par exemple qu’une formation en « tête et épaules » fournisse un très net signal de retournement de tendance ? Pour répondre à cette interrogation, Robert Edwards et John Magee, dans leur célèbre « Technical Analysis of Stock Trends » (I), nous décrivent, phase après phase, les comportements qui se reflètent dans une telle figure.

On suppose ainsi qu’une coterie de gens bien informés et bien financés décide que les cours d’un titre d’une société, cotés à 40, sont bon marché, en regard de ses perspectives de croissance. Ce groupe estime donc qu’avant longtemps cette société attirera l’attention de beaucoup d’investisseurs au point de lui faire franchir un cours au niveau de 60 à 65. Pour tirer profit de ce gain potentiel notre groupe se met a accumuler discrètement tous les titres en circulation de la société. Les opérateurs professionnels commencent alors à avoir des soupçons et la rumeur se met à circuler sur le titre.

Départ de la hausse

Des chasseurs de bonnes occasions découvrent les magnifiques perspectives de la société ou des chartistes détectent des signes d’accumulation de ces actions. Les nouveaux acheteurs réalisent tout à coup la rareté de ces titres. Pour les obtenir, ils doivent hausser le montant de leurs offres. La montée consécutive du prix attire de nouveaux opérateurs, qu’encouragent les bons résultats ou bons dividendes fournis par la société auxquels notre groupe s’attendait. Finalement, les prix atteignent le niveau prévu par les membres du groupe : ils peuvent alors commencer à prendre leurs bénéfices.

Mais, cette opération, la « distribution », peut demander une patience et une adresse encore plus grandes que lors de la phase d’accumulation. Car, il faut absolument éviter de faire chuter les cours en vendant trop rapidement ces titres sur le marché. Les titres doivent être vendus petit à petit, discrètement. Aussi, ils se mettent à vendre quand la tendance semble avoir atteint son élan maximum, ou quand le cours du titre s’approche de son objectif probable. Mais de toute façon bien avant qu’il ait atteint cette limite. Et ils vendent leurs titres aussi vite que des acheteurs se présentent pour les leur reprendre.

Rapidement, en règle générale, avant qu’ils aient distribué complètement leur paquet d’actions, la demande se calme. Peut-être les acheteurs potentiels se mettent-ils à sentir un accroissement de l’offre. Une réaction se développe et le marché se met à baisser. Notre groupe se met alors rapidement à cesser de vendre, retire son offre, même peut-être rachète quelques titres pour soutenir les prix, s’ils menacent de s’effondrer. Grâce à ce soutien temporaire, le déclin s’arrête (graphiquement, ce mouvement correspond à l’épaule gauche) et le marché repart de l’avant. Notre groupe laisse alors le marché atteindre de nouveaux sommets : ce qui rassure les autres porteurs et attire de nouveaux acheteurs.

La tête

Aussitôt que la marmite se remet à bouillir, la distribution recommence jusqu’à ce notre groupe réussisse à se débarrasser complètement de son stock de titres, avec un beau profit. S’ils ont bien évalué le marché et distribué leur stock à un niveau aussi élevé que la situation puisse le supporter, la demande devrait être satisfaite pour longtemps. Les prix reviendront probablement quelque part au niveau de soutien de la baisse précédente (ce mouvement
correspond à la tête).

Les prix remonteront alors faiblement, grâce à de petits achats de traders qui attendaient une petite correction pour acheter, mais ce mouvement est vite contrecarré par d’autres traders qui veulent prendre leurs bénéfices, ayant manqué de saisir l’opportunité de prendre leurs profits lors du précédent sommet en volume et qui sont maintenant anxieux d’en sortir.

Épaule droite

Le marché se met alors à plonger (constituant l’épaule droite de la figure) pour s’enfoncer alors dans un déclin d’importance moyenne à majeure avec un fort accroissement de volume. La lecture de la formation en « tête et épaules », si elle se présente avec ses caractéristiques en termes d’évolution des prix et de volumes ne peut conduire l’investisseur qu’à une seule conclusion : s’abstenir d’acheter une telle valeur, et s’il en détient dans son portefeuille, la vendre.

(I) Technical Analysis of Stock Trends, cinquième édition Boston 1966

Analyse technique moderne

À côté de l’analyse technique traditionnelle, qui repose sur l’étude des graphiques pour en dégager des figures significatives, de nouvelles méthodes se sont développées, notamment grâce à l’utilisation de l’ordinateur. Sans chercher à être exhaustif, on peut simplement relever que malgré leur vernis scientifique, ces techniques sont tout aussi empiriques que celles qui les ont précédées. L’interprétation y joue toujours un rôle essentiel.

L’une des plus connues de ces méthodes est l’oscillateur, qui a été construit il y a une trentaine d’années, à partir d’un concept simple, mis en lumière par les statisticiens ainsi que l’explique Jérôme Boumengel. Les hommes auraient ainsi une tendance naturelle à accentuer les amplitudes des phénomènes monétaires et sociaux, et à revenir rapidement après l’excès constaté à une position plus équilibrée. L’oscillateur donne une mesure de cet écart, et permet par conséquent d’évaluer la force centripète qui le ramènera sur sa tendance à long terme. Il s’agit donc de soustraire la tendance à long terme de la tendance à court terme. Cet écart peut également être mesuré de manière relative.

Bien que très simple conceptuellement, cet outil est par contre très délicat à utiliser. Outre les spécifications à donne, notamment pour le choix de la période de la moyenne mobile, se pose la détermination du seuil à partir duquel émettra un signal de vente ou d’achat.