La sélection du distributeur consiste à évaluer la qualité et l’objectivité du conseil. Cet exercice est compliqué par des conflits d’intérêts potentiels cachés.
Lorsqu’on désire acquérir des parts de fonds de placement, il faudra presque toujours payer une commission d’émission, qui viendra s’ajouter à la VNI. Mais, contrairement à l’ensemble des frais prélevés en faveur de la direction – soit principalement la commission de gestion – constituant le ratio total de frais (TER), la commission d’émission est ponctionnée au profit de l’intermédiaire financier. Elle constitue donc en quelque sorte le courtage pour l’exécution de l’opération. Cet intermédiaire peut appartenir au même groupe que la direction du fonds, comme c’est le cas avec les banques – un fonds UBS distribué par UBS par exemple – ou être un acteur complètement extérieur à la gestion de fonds de placement, comme un gérant de fortune indépendant.
Le montant maximal de ces commissions dépend de la politique commerciale de chaque promoteur, pouvant souvent aller jusqu’à 5%. Ce montant figure d’ailleurs dans le règlement de chaque fonds. Cependant, à l’intérieur de cette fourchette, c’est le distributeur qui fixe le tarif qu’il va effectivement percevoir. Par ailleurs, le choix de l’intermédiaire va aussi influer sur celui de la banque où seront déposés les parts du fonds et donc le montant de leurs droits de garde des parts, sur une base annuelle.
Logiquement, un investisseur devrait privilégier les intermédiaires proposant les commissions d’émission les plus basses et les droits de garde les moins élevés. Mais le raisonnement est un peu court, car il ne tient absolument pas compte de la qualité du conseil fourni. Par ailleurs, autre point important: quelle est la palette des produits offerts? L’affirmation souvent avancée d’architecture ouverte – un terme qui désigne une offre de produits choisis indépendamment de leurs fournisseurs – est-elle avérée? Enfin, et c’est la question à laquelle il est particulièrement difficile de répondre: comment le distributeur de fonds gère-t-il les conflits d’intérêts inhérents à cette industrie?
Ce dernier point est crucial, mais ne peut être mis facilement en lumière. Le plus évident de ces conflits d’intérêts se manifeste lorsque le distributeur de fonds est également promoteur de produits: en effet, il est plus rentable pour une telle société de privilégier ses propres fonds au détriment de ceux de la concurrence. De cette manière, elle peut encaisser la totalité des commissions qui en sont issues et, en premier lieu, la commission de gestion.
Pour éliminer ce conflit d’intérêts potentiel, il suffirait a priori de choisir un acteur qui ne proposerait aucun fonds maison, mais seulement des fonds de tiers. Oui, mais… cela ne résoudrait qu’une partie du problème, car le modèle de rémunération de la distribution de fonds repose non seulement sur les commissions d’émission, mais aussi et surtout sur les commissions d’état. Ces commissions sont versées trimestriellement, semestriellement ou annuellement par les directions de fonds aux distributeurs, en déduction de la commission de gestion. Commission d’état est une expression purement helvétique pour ce type de rétrocession.
«Ces commissions d’état, comme l’explique Neil Carnegie – associé fondateur de Carnegie Funds Services, représentant suisse de fonds de placement étrangers –, sont apparues en Suisse il y a une vingtaine d’années sur le modèle de ce qui se pratiquait déjà à l’étranger. Auparavant, seule la commission d’émission rémunérait le distributeur. Ce type de commission est de nature à inciter l’intermédiaire à multiplier les transactions et donc à changer de fonds fréquemment, uniquement dans le but de générer des commissions. Pratique qu’on appelle le churning, mot traduisible en français pas «baratter», soit battre le lait pour en faire du beurre. Les commissions d’état ont ainsi permis de lutter contre ce comportement, ajoute encore notre interlocuteur, en fidélisant les distributeurs. Au fil du temps, les commissions d’état ont pris une importance croissante au détriment des commissions d’émission.»
Malheureusement, ce changement dans le mode de rémunérations n’est pas sans conséquence: les commissions d’état sont en effet susceptibles de biaiser le choix des sélecteurs de fonds en les portant vers les promoteurs les plus généreux. La tentation peut être d’autant plus forte que les commissions d’état sont complètement opaques, contrairement aux commissions d’émission. Habituellement, seuls les montants maximums qui peuvent être versés figurent effectivement dans le prospectus du fonds.
En général, les distributeurs admettent la réalité de ce conflit d’intérêts potentiel, tout en affirmant qu’eux-mêmes suivent des procédures de sélection rigoureuses, dans lesquelles ces commissions d’état n’entrent qu’en tout dernier ressort, voire pas du tout. En revanche, des promoteurs de fonds nous ont rapporté que des accords de distribution capotaient en raison de la trop grande gourmandise de certains intermédiaires financiers. L’un de nos interlocuteurs nous avait alors dit qu’il refusait de faire du «dumping». S’il est impossible de connaître l’importance de ces comportements, l’affaire Madoff a tout de même révélé que certains intermédiaires n’agissaient pas toujours dans l’intérêt de leurs clients, c’est le moins qu’on puisse dire…
De manière générale, les conflits d’intérêts liés aux rétrocessions, et donc notamment aux commissions d’état, au détriment du client sont d’autant plus réels qu’ils ont incité la Finma à prendre clairement position sur ce sujet dans sa circulaire 2009/1, intitulée «Règles-cadres pour la gestion de fortune». Ainsi, la Finma prescrit au gérant de fortune de rendre attentif son client sous mandat discrétionnaire des «conflits potentiels d’intérêts pouvant résulter de la perception de prestations de la part de tiers».
En outre, poursuit l’autorité de surveillance, «le gérant de fortune informe ses clients des paramètres de calcul ou des fourchettes de valeurs des prestations qu’il reçoit ou pourrait recevoir de tiers». Pour éviter tout conflit d’intérêts, certains gérants de fortune préfèrent purement et simplement renoncer à ces rétrocessions, pour en faire bénéficier leurs clients sous mandat.
Toutefois, la situation est très différente pour le client qui n’a confié aucun mandat discrétionnaire. Car la circulaire 2009/1 de la Finma ne s’applique pas à ce cas. Concrètement, si vous vous présentez au guichet de n’importe quelle banque pour acheter des parts d’un fonds quelconque, il est peu probable que votre interlocuteur vous indique le montant des commissions d’état et encore moins qu’il vous les reverse! En matière d’information, la Suisse est en retard par rapport à l’Union européenne: la directive MIFID sur les marchés d’instruments financiers oblige en effet les distributeurs à fournir également ces informations à chaque client individuel.
Les commissions d’état sous le feu des critiques
Les commissions d’état, ou rétrocessions, sont des sources potentielles d’intransparence et de conflits d’intérêts.
Les rétrocessions n’ont rien de spécifique aux fonds de placement, mais sont très répandues dans l’univers de la finance. Cependant, dans la gestion collective, elles sont une source de conflits d’intérêts potentiels inépuisable, comme l’a montré l’affaire Madoff. L’escroc appâtait les apporteurs d’affaires en leur abandonnant la totalité de la commission de gestion, au prétexte qu’il se rémunérait sur le courtage.
L’avidité des intermédiaires
Eblouis par les rendements élevés et réguliers produits par Bernard Madoff, certains gérants de fortune ont investi massivement dans ces fonds pour le compte de leurs clients. Oubliant la règle de base de la diversification, non seulement en termes de classes d’actifs, mais également de gestionnaires.
Pour réduire ces conflits d’intérêts, la clause sur l’information au client contenue dans la circulaire 2009/1 de la Finma est-elle suffisante? Nils Tuchschmid, professeur de finance à la HEG Genève et ancien praticien, se dit convaincu du contraire: «Je n’ai jamais vu de situation où une information spontanée à ce sujet était fournie au client.»
De manière générale, Nils Tuchschmid estime que «les rétrocessions sont une plaie pour l’industrie, car elles sont l’origine de conflits d’intérêts évidents entre le client final et le sélectionneur. La meilleure solution serait de les bannir. Ou alors – ce serait une bonne alternative – de les retourner aux clients. La troisième possibilité, malheureusement une pratique courante, est que le gérant les empoche en tâchant de ne pas le faire savoir. Ce que je trouve personnellement inacceptable!»
Le détenteur de parts lésé
De son côté, Rainer Landert, directeur de la Fund-Academy et auteur d’un ouvrage de référence sur les fonds de placement*, conteste la légitimité des rétrocessions sur la commission de gestion, qui se feraient au détriment des détenteurs de parts. «Celui qui est déjà investi paie la commission de gestion chaque année pour que le gestionnaire du fonds fasse un bon travail et non pas pour acquérir de la clientèle. Cette pratique va d’ailleurs à l’encontre de la loi, qui veut que tout doit aller dans le sens de l’intérêt du client.»
Pour sa part, Daniel Glasner, fondateur d’Action Finance SA, gérant indépendant et distributeur de fonds agréé par la Finma, défend le principe des commissions d’état. «Il faut payer le vendeur, sinon il n’y a pas de vente. Dans notre cas, aucune commission d’émission n’est prélevée. Lorsqu’un client a conclu un mandat de gestion discrétionnaire, ajoute Daniel Glasner, les honoraires de gestion d’Action Finance sont réduits du montant des commissions d’état afin d’éviter tout conflit d’intérêts.»
*«Fonds und andere Kollektivanlagen», 2e éd., Verlag Finanz und Wirtschaft, 2009.
Les tarifs sur le marché romand
Les grandes banques pratiquent par exemple des tarifs identiques pour les fonds de tiers et les produits maison. C’est ce que montre une enquête auprès d’une sélection d’établissements actifs en Suisse romande, basée sur l’exemple d’un fonds en actions.
Si les acteurs sur le marché ne communiquent guère sur les rétrocessions et autres commissions d’état, ils sont en général plus disposés à indiquer leurs tarifs en matière de commission d’émission ou de droits de garde, comme le montre une petite enquête, basée sur le cas d’un fonds en actions, auprès d’une dizaine d’établissements actifs en Suisse romande.
Les résultats sont relativement étonnants en ce qui concerne la politique des deux grandes banques, UBS et Credit Suisse (CS), ainsi que de PostFinance. Le tableau ci-contre montre que ces trois établissements appliquent un tarif identique pour les fonds maison et ceux de tiers. Lombard Odier et Pictet & Cie suivent la même politique. Ces établissements n’indiquent toutefois pas les taux qu’ils appliquent, raison pour laquelle ils ne figurent pas dans ce tableau.
Commissions différenciées
En revanche, les autres sociétés interrogées avantagent leurs propres produits, en demandant des commissions d’émission plus élevées pour les fonds de tiers. La Banque Cantonale de Fribourg (BCF) constitue une exception: elle applique des commissions d’émission plus hautes pour les fonds maison (en l’occurrence ceux de la maison de gestion des banques cantonales Swisscanto) que pour les fonds de tiers, ces derniers étant cependant soumis à une commission de rachat, contrairement aux fonds maison.
Quant aux droits de garde, on voit qu’ils sont également plus importants pour les fonds de tiers à la Banque Cantonale de Genève (BCGE), à la Banque Cantonale Vaudoise (BCV), aux banques Raiffeisen et chez Swissquote. En revanche, la banque Syz & Co pratique indifféremment les mêmes droits de garde pour les fonds maison ou de tiers.
Quelle architecture ouverte?
En quoi de telles observations peuvent-elles aider l’investisseur à choisir son distributeur de fonds? Malheureusement, elles sont d’une portée très limitée. Car, pour que ces données fassent sens, il faudrait tout d’abord déterminer quelle est la politique et la palette de fonds proposées aux clients. C’est pourquoi nous leur avons également posé la question suivante: «D’une manière générale, pratiquez-vous une architecture ouverte en matière de fonds, même pour vos petits clients? En d’autres termes, est-ce que vous leur proposez également et spontanément des fonds tiers ou la demande doit-elle forcément émaner du client?»
La réponse à cette question dépend évidemment du profil du client, avec ou sans mandat de gestion, et de la définition de «petits clients». Par exemple, Pictet & Cie et Lombard Odier indiquent tous deux proposer cette approche à tous leurs clients. Mais la définition d’un petit client chez ces deux banquiers privés n’est sans doute pas la même que chez PostFinance ou chez les banques Raiffeisen. Quant à la définition d’architecture ouverte, elle peut aussi prendre des sens assez différents: les palettes offertes vont de quelques produits, comme chez PostFinance, à quelques milliers au CS, grâce à sa plateforme Fund Lab.
Il faut également noter la distinction entre l’offre incluant le conseil ou non. Dans le second cas, les tarifs sont logiquement nettement plus avantageux, comme le montrent les conditions des courtiers en ligne, tels Swissquote, e-sider. com, ou du service e-trading de PostFinance.
Par ailleurs, certains établissements proposent l’architecture ouverte de façon nuancée. Ainsi, comme l’indique Etienne Jobin, responsable des gammes de fonds de placement de la BCV: «Nous offrons proactivement des fonds de tiers pour notre clientèle Private Banking. Pour notre clientèle grand public, nous les proposons sur demande express de la clientèle, préférant privilégier les fonds d’allocation d’actifs maison.»
Fund Lab
Du côté des grandes banques, CS met en avant Fund Lab et ses 5000 fonds. Selon Alexandre Jaloux, qui fait partie du CS Fund Advisory, «la banque a inconditionnellement ouvert son modèle de distribution pour les fonds de placement, qui a été certifié ISO 9001 à fin novembre. La petite clientèle en bénéficie également. Il s’agit d’une approche best-in-class, qui cherche à identifier les meilleurs produits dans chaque classe, indépendamment de l’origine du produit, qu’il soit maison ou de tiers, ou des commissions d’état touchées sur ces fonds.»
On pourrait dès lors s’étonner que la majeure partie des fonds de placement placés dans les comptes des clients du Credit Suisse soient des produits maison, comme nous l’indique d’ailleurs notre interlocuteur. Ce dernier explique cependant ce phénomène par des raisons historiques: «De nombreux fonds ont été acquis il y a des dizaines d’années. En outre, on vit actuellement une situation particulière: une grande partie de l’avoir de nos clients est investie sur les marchés monétaires. Or les clients n’ont pas de préférence particulière entre des fonds de tiers ou du CS. Par conséquent, il y a beaucoup de fonds CS.»
UBS plus nuancé
Chez UBS, le discours est plus nuancé: «Dans nos activités de conseil, nous pratiquons une architecture dite guided open fund architecture. Celle-ci englobe, outre nos fonds maison, aussi des fonds de tiers, toutefois uniquement ceux considérés comme les best-in-class par nos experts, après un examen de due diligence, quantitatif et qualitatif. Les fonds de tiers ainsi sélectionnés sont aussi proposés à l’initiative de nos conseillers à la clientèle. Dans le segment des clients de détail, nous recommandons en premier lieu nos propres fonds de diversification.»
La notion d’architecture ouverte prend également un sens plus restreint à la BCGE. Celle-ci affirme ainsi qu’elle «défend activement le principe de l’architecture ouverte; elle propose notamment huit différents fonds contenant, pour la part dévolue aux actions, uniquement des fonds externes, la part obligataire étant composée d’obligations détenues en direct.»