L’initiative 1 :12 mets ses promoteurs dans une situation quelque peu surréaliste, comme on pouvait le voir dans l’émission d’Infrarouge le 30 octobre dernier consacré à ce dossier. Ainsi, pour contrer l’argument que lui oppose la droite concernant les grandes difficultés que causerait cette initiative aux finances publiques et aux assurances sociales, essentiellement l’AVS/AI, ses défenseurs expliquaient qu’il pourrait y avoir un phénomène de compensation : pour réduire moins fortement les très hauts revenus en vue d’atteindre ce rapport de 1 à 12, les entreprises pourraient simultanément faire remonter les salaires de leurs employés les plus modestes. Dans ce cas de figure, les salaires augmentés seraient censés permettre de combler partiellement les diminutions automatiques de cotisations à l’AVS/AI et les pertes fiscales liées à la baisse des revenus les plus élevés.

Je dois avouer que l’idée d’un rééquilibrage spontané des salaires, avec la chute vertigineuse des hauts salaires, me semble manquer singulièrement de réalisme. Mais fermons la parenthèse, car il s’agit-là d’un jugement de valeur. En revanche, il paraît difficilement explicable que l’idée d’une compensation significative due au relèvement des bas salaires puisse émaner des rangs de la gauche. Ont-ils oublié le caractère fortement redistributif tant de l’impôt sur le revenu que de l’AVS/AI ? Car si l’on réduit les écarts de revenus, comme le préconise l’initiative, on diminue automatiquement la redistribution qui s’opère par ce biais.

Pour y voir plus clair, commençons par l’impôt sur le revenu : pour simplifier, supposons que la totalité de la diminution des salaires des managers se répercute sur celles des employés les moins bien payés. Le revenu imposable global serait donc grosso modo identique. Ce transfert de revenu se traduirait-il par un impôt lui aussi identique ? Bien sûr que non, puisque l’impôt est progressif. Les impôts supplémentaires payés par les employés ayant bénéficié d’augmentation seraient donc largement inférieurs à la diminution d’impôt des managers qui auraient subi une forte réduction de leur salaire.

Quant aux cotisations aux assurances sociales, essentiellement l’AVS/AI, la situation est pire, si l’on ose dire. Car ces deux assurances sociales jumelles assurent la plus grande redistribution à l’intérieur de notre édifice de protection sociale. En effet, si les prestations AVS/AI sont rapidement plafonnées, à hauteur de 28’080 francs par an pour un célibataire (42’120 francs pour un couple), les cotisations, elles, ne le sont pas. En d’autres termes, toute augmentation de salaire jusqu’à 84’240 francs par an permet d’accroître ses prestations. Au-delà, les cotisations supplémentaires constituent une sorte d’impôt, sans contrepartie, comme on le voit ci-dessous.

(Source : Le guide de votre prévoyance 2013)

Si la redistribution des revenus aux employés les plus modestes pourrait ainsi leur faire bénéficier de meilleures prestations au titre de l’AVS/AI, puisque leurs cotisations augmenteraient proportionnellement, les comptes de ces assurances sociales seraient en revanche mis à mal. En effet, elles seraient amputées de la partie des cotisations des dirigeants sur la part de leurs revenus qui leur serait retirée, et qui ne donnait lieu à aucune contrepartie.

Paradoxalement, ce qui ressort de ce débat, c’est que tant notre système fiscal que celui de notre protection sociale ont largement profité du dérapage salarial qui s’est produit au cours de ces dernières années, permettant d’engranger des recettes extraordinaires. À cet égard, ces systèmes ont donc joué un rôle bienvenu d’amortisseur. Entre les assurances sociales et l’impôt sur le revenu, qui varie selon les cantons, on n’est ainsi pas très loin d’une ponction de 50 % pour les plus hauts revenus. L’écart effectif entre les salaires – sachant que les petits revenus sont peu imposés – est donc nettement plus réduit après l’impôt et les cotisations dues aux assurances sociales. On comprend donc facilement que si l’on cherche à diminuer plus encore cette différence par un autre moyen nettement plus radical, comme l’initiative 1 : 12, on ne peut en éviter les conséquences négatives sur ces recettes.

Mais cette réflexion n’a sans doute qu’un intérêt assez limité par rapport à l’enjeu de cette votation. Car elle repose sur l’hypothèse que les entreprises concernées au premier chef vont gentiment obéir à une nouvelle réglementation – si l’initiative était acceptée – les amenant à très fortement diminuer le salaire de leurs cadres dirigeants. À leur place, on serait déjà en train d’examiner sérieusement des solutions alternatives à l’étranger, avant que nos managers n’aillent se faire recruter par la concurrence sous des cieux plus cléments. L’initiative aurait sans doute atteint son objectif, puisque les sociétés aux conditions les plus inégalitaires auraient quitté le pays. Mais à quel prix ?