Alors que les marchés des actions ont repris de belles couleurs depuis trois ans, avec le Dow Jones qui dépasse allégrement les 15’000 points, un certain nombre d’observateurs s’inquiètent de ces performances qu’ils jugent artificielles. Ne seraient-elles pas essentiellement dues à la politique monétaire plus qu’accommodante de la Banque centrale américaine ? Va-t-on vers un nouveau krach dans un proche avenir ? Peut-être, mais pas forcément du fait de cours grossièrement surévalués. La source pourrait venir du trading à haute fréquence, comme en avertissent mes deux confrères Frédéric Lelièvre, chef de la rubrique Économie et finance du journal Le Temps, et François Pilet, responsable de la rubrique économique du Matin Dimanche dans leur ouvrage* paru en ce début d’année.
Dans cette enquête très fouillée, vivante et bien construite, nos deux journalistes parviennent à lever une partie du voile sur ces pratiques mystérieuses, mais qui ont des effets bien concrets. C’est à elles que l’on doit le krach éclair du 6 mai 2010 à la Bourse de New York, entraînant la baisse la plus forte de son histoire en quelques minutes, avant de reprendre très rapidement le terrain perdu. Les responsables, ce sont les logiciels de trading automatisés – les algorithmes – qui écument la Bourse, au point d’en prendre véritablement le contrôle. Ils sont ainsi à l’origine de 60 % des transactions boursières aux Etats-Unis et de 40 % en Europe.
À la différence de leurs vaillants ancêtres qui avaient été considérés comme grandement responsables du krach de 1987 à la Bourse de New York, ces logiciels robots interviennent de manière infiniment plus rapide. Sur la Bourse NYSE Euronext, les clients peuvent ainsi passer leurs ordres « en 37 microsecondes, ou 0,037 milliseconde, soit 6’576 fois plus vite que le clin d’œil », précisent nos auteurs. Mais à quoi sert donc cette course folle ? « La vitesse joue un rôle déterminant pour saisir les ordres avant qu’ils ne soient annulés, comme c’est le cas plus de neuf fois sur dix. Un investisseur trop lent ne parviendra pas à vendre ou acheter le titre au prix auquel il est affiché sur son écran par un HF-trader. Le temps qu’il analyse ce prix et décide d’une action, le cours aura été retiré de ce qu’on appelle le carnet d’ordres. Son ordre a une grande probabilité d’être exécuté à un autre prix, moins favorable. »
Sans entrer dans la technique, mais pour aider à comprendre la problématique, nos deux enquêteurs citent la métaphore d’un de leurs interlocuteurs, que je reproduis à mon tour : « Imaginez-vous, un samedi soir vous décidez d’aller voir le dernier film dont tout le monde parle. Prévoyant, vous partez bien en avance. Vous arrivez au cinéma et prenez place dans la file devant la caisse. Quand arrive votre tour, voilà qu’un inconnu surgit devant vous et prend votre place. Ainsi de suite, avec un deuxième, puis un troisième, jusqu’à ce que la salle soit pleine. À ce moment, l’inconnu se tourne vers vous et vous propose de vous revendre son billet. Plus cher. » Sur les Bourses, mondiales, l’inconnu, on l’aura compris, c’est le trader à haute fréquence.
Face au risque systémique provoqué par les interventions massives et à la vitesse de l’éclair de ces algorithmes, sans parler des tentatives de manipulation du marché, que fait la police ! La police des marchés financiers s’entend. Du côté des Etats-Unis, ce n’est pas très encourageant puisque pratiquement rien n’a été fait jusqu’ici. En Europe, la MIFID, c’est-à-dire la directive sur les marchés d’instruments financiers, est en cours de révision et contient différentes mesures de contrôle du trading à haute fréquence. Mais, selon nos deux auteurs, les lobbies veillent au grain et rien n’est encore joué. Affaire à suivre.
Sur le même sujet, mais de manière beaucoup moins technique mais tout de même très intéressante, l’émission d’Élise Lucet, Cash investigation, donne une clé d’entrée dans cet univers complexe. On y retrouve d’ailleurs quelques-uns des protagonistes mentionnés dans le livre, face à une journaliste pugnace.
*Krach machine – Comment les traders à haute fréquence menacent de faire sauter la Bourse, par Frédéric Lelièvre & François Pilet, Calmann-Lévy, Paris, 2013