WERNER DE BONDT De passage à Genève, l’un des pionniers de la finance comportementale répond aux questions de Pierre Novello pour « Private Banking ».
Pendant plus de trois décennies, des années 1950 aux années 1980, la théorie des marchés efficients a dominé la pensée économique dans le monde académique et a profondément marqué la pratique sur les marchés financiers. Mais depuis une vingtaine d’années cette vision du monde qui réduit l’homme dans sa forme la plus extrême, à une pure mécanique rationnelle.
Elle perd progressivement de son influence par cette nouvelle approche qu’est la finance comportementale. Parmi l’un des pionniers de ce nouveau mouvement, qui s’est appuyé notamment sur la psychologie des investisseurs, figure Werner De Bondt, coauteur avec Richard Thaler du fameux article « Does the Stockmarket Overreact ? », publié en 1985 déjà. Werner De Bondt est aujourd’hui professeur de finance comportementale à l’Université De Paul de Chicago. Rencontre avec cet expert de passage à Genève, à l’invitation de LGT Capital Management.
Quelle place occupe aujourd’hui la finance comportementale dans le monde académique ?
Je pense que cette nouvelle approche est largement acceptée. La situation a beaucoup changé depuis les années 1980 : à l’époque, il paraissait difficile de comprendre pourquoi on pouvait s’intéresser à la psychologie des investisseurs, alors qu’il était si évident que les marchés étaient rationnels et efficients. Richard Thaler et moi passions alors pour des excentriques.
Les opposants à la finance comportementale reprochent toutefois à ses tenants de ne pouvoir proposer un cadre théorique susceptible de remplacer le modèle traditionnel. Comment faites-vous face à cette critique ?
En répondant que la finance comportementale ne peut satisfaire à cette demande. Car je pense que c’est une idée fausse que d’imaginer le monde comme un système mécanique, qui pourrait être totalement compris et réduit sous forme d’équations, à l’image du modèle d’équilibre général de Walras. Ce modèle n’est d’ailleurs pas très intéressant en raison des conditions extrêmement restrictives qui lui sont associées. Ainsi je ne crois pas en une théorie élaborée selon une logique déductive rationnelle, coupée de la réalité. Vous devez regarder à l’extérieur. C’est pourquoi votre théorie doit être construite sur la collecte de faits.
Si l’on se tourne du côté des marchés financiers eux-mêmes, comment appréciez-vous la diffusion et l’application des concepts de la finance comportementale auprès des praticiens ?
Aux États-Unis, pays que je connais le mieux de ce point de vue, de nombreux professionnels y sont intéressés, mais il y en a relativement peu, à ma connaissance, qui usent de ces concepts de façon systématique. Mais il est vrai que lorsque les professionnels investissent leur argent, ils ne viennent pas m’expliquer leur manière d’agir ! À noter qu’il y a une grande fluidité entre le monde académique et celui des professionnels. C’est ainsi qu’un certain nombre de mes collègues participent à des activités de gestion de fortune – ce qui n’est d’ailleurs pas mon cas –, ce qui contribue à introduire les concepts de la finance comportementale dans les marchés. C’est notamment le cas de Richard Thaler, qui a créé un fonds appliquant les résultats de ses travaux de manière systématique.
Comment peut-on appliquer, avec profit, les enseignements tirés de la finance comportementale ?
Si l’on dispose d’un horizon temps suffisamment long, on peut profiter du phénomène de surréaction et de sous-réaction que l’on observe sur les marchés, qui produisent ces effets de momentum. Car les marchés sont marqués par trois faits avérés : premièrement, lorsque les valeurs baissent fortement – en particulier lorsque de pertes sont annoncées –, elles tendent à réagir à la hausse à très court terme, soit le jour suivant, sur une semaine, voire jusqu’à un mois.
Par exemple, si vous prenez tous les titres traités sur l’Amex depuis 1963 et que vous sélectionnez toutes les chutes de titres de plus de 10%sur une seule séance – ce qui se produit assez souvent –, vous constaterez que l’action rebondit en moyenne de 3,9% lors de la journée de Bourse suivante. À noter que je ne dis pas que cela peut nécessairement être exploité, en raison des coûts de transactions.
Deuxièmement, sur un horizon de trois jusqu’à douze mois, vous aurez un effet momentum dans les prix. Par exemple, en récoltant les données des 100 plus grandes sociétés américaines depuis 1925, on constate que les gagnants continuent à l’être au cours des six à douze mois suivants. Et ce phénomène n’est pas limité à cet univers, mais s’étend aussi aux actions particulières, dont les réactions aux annonces de résultats produisent du momentum, ainsi qu’au niveau des indices d’actions sur le plan international.
Enfin, troisièmement, si vous considérez un horizon temps plus éloigné, à partir de deux à trois ans, la tendance se retourne, que ce soit dans les styles d’investissement, avec les univers d’actions ou encore les indices. Ces trois traits, qui caractérisent les marchés spéculatifs dans leur dimension temporelle, peuvent ainsi être utilisés en achetant par exemple des actions sur le mode contrarian, mais uniquement celles qui ont commencé leur retournement et font alors montre de momentum. C’est la stratégie basée sur les phénomènes de sous-réaction et de surréaction qui offre la meilleure performance.
Cette approche est-elle vraiment innovatrice ? L’investissement sur une base contrarianne n’est-il pas pratiqué depuis longtemps ?
Il est vrai qu’on connaît depuis longtemps l’intérêt porté par des professionnels tels Benjamin Graham, David Dodd et David Dreman pour l’investissement contrarian. D’autres se sont penchés sur la force relative et ont tiré profit de la réaction lente des titres aux annonces de résultats. Si les différents éléments étaient ainsi déjà présents il y a une trentaine d’années, je ne crois pas qu’ils étaient intégrés dans un cadre général, dans une perspective de psychologie de l’investisseur. Même chez Benjamin Graham, qui était vraiment extraordinaire et chez qui on trouve énormément de sagesse, je n’ai découvert aucun exposé exact sur ce thème. Pour en revenir au présent et au niveau européen, je pense qu’il est important de souligner que la société LGT Capital Management constitue un cas assez unique dans l’implémentation de cette stratégie visant à combiner l’approche contrarianne et celle du momentum.
La finance comportementale ne s’intéresse pas qu’à la psychologie des professionnels, mais aussi à leurs clients. Dans cette perspective, comment expliquez-vous que tant de clients de gestionnaires de fortune se plaignent que leurs portefeuilles ne tournent pas suffisamment, alors que de multiples études ont montré que de tels mouvements réduisent en général les performances ?
Pour de nombreuses personnes, c’est l’instinct du jeu qui entre en ligne de compte. Ils veulent saisir leur chance. Il faut considérer le portefeuille comme une pyramide. Et tout dépend de quelle partie de la pyramide vous parlez. Pour beaucoup de gens, la base de leur portefeuille repose sur un plancher constitué par leur capital humain – leur travail –, peut être leur maison, leur matelas de liquidité et leurs obligations gouvernementales. Ensuite, au-dessus, viennent les actions de qualité, puis, au sommet de la pyramide, on trouve un peu d’argent à disposition pour le jeu. Et si vous désirez parier avec cet argent sur le secteur à la mode, comme la biotech par exemple, vous ne voulez pas que cette partie de votre fortune reste inactive et qu’en outre on vous facture 3% par an pour rester en cash !
Vous avez récemment conduit une étude approfondie sur les valeurs et les croyances des investisseurs selon leur origine culturelle et sociale dans plusieurs pays européens. Quels en sont les traits marquants ?
Nous avons conduit cette étude sur les investisseurs dans six pays européens : Allemagne, Belgique, Espagne, France, Grande-Bretagne et Italie. Il en ressort notamment que l’influence de culture américaine en matière d’actions était la plus forte en Grande-Bretagne et en Allemagne. Du point de vue des valeurs et des croyances, les investisseurs britanniques se singularisent fortement par rapport à ceux de l’Europe continentale : il s’agit vraiment d’une autre planète ! Mais sur le continent lui-même on note également de grandes différences : les investisseurs italiens et espagnols marquent une nette préférence pour la pierre par rapport aux autres Européens, au point qu’on peut vraiment dire qu’ils ont une brique dans le ventre !