L’ouverture éventuelle du marché européen au fonds de placement de droit suisse ne permettra sans doute pas de combler rapidement le retard pris dans ce secteur d’activité dans notre pays

La gestion d’actifs (Asset Management) a-t-elle un avenir en Suisse? C’est la question que l’on pouvait se poser au sortir d’une conférence intitulée «Asset Management en Suisse dans la comparaison internationale», qui s’est tenue le 8 mars à Genève, réunissant juristes, gestionnaires d’actifs et banquiers, et organisée par la société Friends of Funds. La thématique est d’autant plus d’actualité que la Suisse attend la décision de la Commission européenne en matière d’accès à son marché pour les fournisseurs de services financiers suisses, tandis que sont débattus au parlement les projets de lois LSFin (loi sur les services financiers) et LEFin (loi sur les établissements financiers), dont l’objectif est justement de s’aligner sur la législation européenne.

Plus spécifiquement, il s’agit de satisfaire aux conditions fixées par la directive de l’Union européenne (UE) dite AIFM, pour Alternative Investment Fund Manager. Cette directive vise tous les fonds qui ne sont pas UCITS – c’est-à-dire tous les fonds de droit européen destinés à la petite clientèle – excluant donc non seulement les fonds alternatifs, mais également tous les produits non européens, y compris les fonds de placement de droit suisse, de quelque nature que ce soit. Pour avoir la possibilité de distribuer leurs produits de droit suisse, les promoteurs devraient détenir un passeport européen leur permettant d’avoir accès à ce marché et de pouvoir faire de la gestion en direct de fonds européens.

Processus en deux étapes

Comme nous le précise François Rayroux, avocat auprès de Lenz & Staehelin, qui participait au débat, le processus pour l’obtention de ce droit se déroule en deux étapes: «Il faut tout d’abord une reconnaissance de l’équivalence du pays tiers d’ordre technique de la part de l’ESMA (European Securities Market Authority), qui a été rendue en faveur de la Suisse par un avis de droit le 30 juillet de l’année dernière. Il faudra ensuite une reconnaissance politique de la part de la Commission européenne, qui a déjà repoussé à plusieurs reprises sa décision. Si elle tranche dans un sens positif, le promoteur suisse pourra obtenir un tel passeport.»

Malgré cette barrière, les promoteurs de fonds en Suisse sont depuis longtemps très présents sur le marché européen, en tirant parti de leur possibilité de se faire déléguer la gestion de fonds européens par le biais de filiales au sein de l’UE, comme les fonds luxembourgeois. Fonds qu’on retrouve d’ailleurs en nombre sur le marché suisse, puisqu’ils y sont vendus librement, par un processus dit de réimportation.

La reconnaissance de l’équivalence par l’UE n’est cependant pas garantie, comme l’estime notamment Yvan Mermod, associé de KPMG et autre orateur de la conférence: «Le report de la décision de la Commission européenne s’explique par des raisons liées sans doute à un certain protectionnisme. Par ailleurs, dans le développement de sa réglementation pour obtenir l’équivalence, la Suisse essaye souvent d’en tirer profit. Ce qui est un jeu dangereux, car elle prend le risque de tout perdre.»

En cas de reconnaissance

Si la Suisse obtenait finalement ce précieux sésame, on peut se demander ce que se passerait vraiment sur le marché suisse. Paradoxalement, comme nous l’explique encore François Rayroux, la situation actuelle pourrait perdurer: «De nombreux établissements suisses préféreront sans doute continuer à dissocier leur activité de gestion, supervisée en Suisse, et conserver leur filiale au Luxembourg, par exemple, pour la distribution. De cette manière, ils pourront éviter les limitations qui s’appliqueraient à eux, en matière de bonus notamment, si la société de gestion était également soumise à la directive AIFM.»

Une telle stratégie serait d’autant plus justifiée que c’est un processus facile à mettre en place, comme nous le décrit Vincent Lagrange, représentant la société Fundsquare qui est entièrement détenue par la bourse de Luxembourg et dont l’objectif est d’aider les fonds à s’internationaliser: «Il suffit d’ouvrir un petit bureau au Luxembourg, sous la forme d’une société de gestion luxembourgeoise, qui va gérer les questions administratives. Ce bureau peut ne compter que deux ou trois employés. Cette possibilité n’est donc pas réservée aux grosses sociétés, mais s’adresse également aux établissements qui ne gèrent que quelques centaines de millions de francs.»

Les handicaps de la gestion d’actifs en Suisse

Si l’on conserve l’hypothèse d’un jugement positif de la Commission européenne en faveur de la Suisse, on peut se demander si l’activité de gestion dans notre pays pourrait en être dynamisée. En fait, rien n’est moins sûr, comme l’expliquait Régis Martin, directeur général adjoint d’Unigestion, dans son intervention durant la conférence: «Dans la gestion d’actifs, le seul moyen de rentabiliser son activité est d’industrialiser les processus: il faut donc générer des volumes élevés pour y parvenir. Or en Suisse, ce n’est pas idéal.» Allant dans le même sens, Lionel Aeschlimann, associé gérant de Mirabaud, mettait en avant les handicaps de la Suisse, notamment en matière de talents: «Les bons gérants se trouvent souvent à l’étranger et l’essentiel des personnes recruté est à Londres.»

Yvan Mermod souligne également le retard de la gestion d’actifs en Suisse, jugeant que devenir compétitif reste un défi important pour notre pays: «La Suisse fonctionnait principalement sur le private banking où l’argument de la performance était moins important. De même que la thématique des frais était secondaire, la confidentialité représentant un critère prédominant. A l’inverse, dans la gestion d’actifs, la performance constitue un des facteurs clés.»

De son côté, et pour nuancer ses propos, Régis Martin estime cependant que «la Suisse pourrait tirer son épingle du jeu par sa capacité unique à innover, qui est valable également pour les services financiers». De même, Lionel Aeschlimann voit des raisons d’espérer: «De par son histoire, la force de sa place financière et son ouverture sur le monde, la Suisse aurait toutefois des atouts importants pour construire une véritable place d’Asset Management à l’avenir.»

Les fonds de droit suisse pour la gestion institutionnelle

Paradoxalement, malgré les difficultés pour passer les frontières, une catégorie de fonds de droit suisse connaît un grand succès. Il s’agit des produits destinés aux investisseurs institutionnels et notamment aux institutions de prévoyance suisses, comme le détaille François Rayroux: «De très nombreuses caisses de pension les utilisent comme véhicules de «pooling», c’est-à-dire qu’elles placent l’ensemble de leur portefeuille d’actions et d’obligations au sein d’un fonds de droit suisse. Cette stratégie leur permet aussi d’éviter le droit de timbre et de réduire ainsi leurs coûts.» Par ailleurs, ainsi que l’explique Yvan Mermod, ces fonds répondent à leurs besoins spécifiques: «Certaines dispositions du droit suisse dans les fonds sont en fait adaptées par rapport à l’ordonnance sur la prévoyance professionnelle. La caisse de pension sait donc que le produit va suivre cette réglementation.» En revanche, nos deux interlocuteurs s’accordent pour ne voir qu’un intérêt limité pour des fonds de droit suisse destinés à l’investisseur individuel.