David Allvey, responsable des Finances du groupe BAT Industries, qualifie de «biaisées» les études menées par les organismes scientifiques prouvant la nocivité de la fumée passive.
A l’ombre de Philip Morris, premier producteur mondial de cigarettes, la société britannique BAT Industries (British-American Tobacco) n’en est pas moins un brillant second, avec 670 milliards de cigarettes vendues en 1995, dans plus de 50 pays. Parmi les marques les plus célèbres proposées par BAT figurent Lucky Strike, Barclay, Benson & Hedge ou encore Pall Mall. A l’instar de Philip Morris, qui s’est diversifié dans le secteur alimentaire, BAT Industries, repose sur deux piliers, le tabac et les services financiers.
Avec un chiffre d’affaires de 23 milliards de livres sterling et un bénéfice avant impôts de 2,4 milliards de livres, la société qui emploie 170 000 personnes dans le monde se porte à merveille. BAT, comme David Philip Allvey, directeur général responsable des Finances du groupe, la montré la semaine dernière lors d’une présentation organisée à Genève par SBC Warburg.
Avec un bénéfice d’un milliard de dollars provenant du marché américain, le plus juteux d’entre tous, BAT ne craint-il pas que ce marché finisse par disparaître à la longue, sous la pression des milieux antifumée et la multiplication des interdictions dans les lieux publics. La part des fumeurs par rapport à l’ensemble de la population américaine n’a-t-elle pas été réduite de moitié en trente ans?
David Philip Allvey: La pression exercée sur les fumeurs américains ne va sans doute pas diminuer. Mais ceux-ci sont 43 millions aux Etats-Unis, représentant ainsi beaucoup de gens et un nombre tout aussi élevé de votes. C’est vrai que le taux de fumeurs américains diminue en moyenne au rythme de 2% par an. Toutefois, notre but n’est pas nécessairement de vendre plus, mais de faire du profit. Et parfois, c’est mieux de vendre moins, mais avec de meilleures marges. Dans la perspective de consommateurs aux revenus croissants, nous pourrions peut-être augmenter les prix des cigarettes qui seraient plus à la mode et de meilleure qualité.
Ne considérez-vous pas le problème de la fumée passive comme très dangereux pour l’existence même de votre industrie aux Etats-Unis?
La relation de cause à effet entre la fumée passive et des maladies qui lui serait liées n’a jamais été prouvée scientifiquement. Parce qu’on n’a déjà pas pu le faire pour la fumée inhalée directement par le fumeur. Le danger de la fumée passive est totalement exagéré et nous sommes certains qu’il n’y a pas de problèmes. Nous reconnaissons toutefois que la fumée peut irriter certaines personnes, ce qui est tout à fait compréhensible. Mais ce que nous voulons, c’est que les non-fumeurs soient beaucoup plus tolérants. Le problème en Amérique, c’est que tout est complètement hors de contrôle.
Si l’on en croit l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le problème est loin d’être purement psychologique, mais repose sur des études scientifiques qui prouvent la nocivité tant de la fumée active que passive.
Non, cela n’est pas prouvé. L’Environnemental protection agency (EPA, n.d.l.r.: organisme d’état américain), a réalisé des études afin d’imposer des normes sur la fumée dans les bâtiments. C’est un fait bien connu que les statistiques qu’ils ont utilisées n’ont pas été correctement établies. Ils ont biaisé les données afin d’obtenir la réponse qu’ils voulaient. C’est ainsi qu’on ne peut pas prouver, en particulier avec les données de l’EPA, qu’il y ait un lien entre fumée passive et atteinte à la santé.
Et la fumée ingurgitée par le fumeur lui-même, vous réfutez toutes les preuves de sa nocivité? C’est pourtant clairement indiqué sur chaque paquet de cigarettes.
Rappelez-vous que cette question est débattue depuis quarante ans devant les tribunaux américains. L’industrie du tabac reconnaît que fumer peut constituer un risque pour la santé, qui dépend de qui vous êtes, de ce que vous mangez, de votre style de vie, d’une maladie dont vous êtes éventuellement déjà porteur, de votre bagage génétique. Fumer aura ainsi des effets différents suivant les individus. C’est pourquoi vous ne pouvez pas dire qu’en fumant 40 cigarettes ou 60 cigarettes par jour, cela produira tel effet. Tout ce que pouvez faire, c’est dire aux gens: vous devez être conscient que ce produit peut être potentiellement risqué pour votre santé. Ce n’est pas différent d’une bouteille d’alcool. Tout le monde sait que si vous buvez deux bouteilles de scotch par jour, vous allez probablement porter atteinte à votre santé. Malgré ce risque, il n’y a aucune mise en garde sur les bouteilles de scotch.
Récemment, Reynolds a sorti une nouvelle cigarette sans fumée, qu’elle est en train de tester. Avez-vous également des projets dans ce domaine?
Nous pensons que c’est une possibilité, parce que les non-fumeurs sont parfois irrités par la fumée secondaire. Les fumeurs aiment la fumée, parce que cela fait partie de leur plaisir. Mais une cigarette qui dégage moins de fumée latérale, comme on l’appelle, constitue peut-être un avantage marketing.
Vous affichez un inébranlable optimisme sur l’avenir de l’industrie du tabac aux Etats-Unis. La Bourse de New York a tout de même connu des sueurs froides il y a quelques semaines, avec la brève plongée des valeurs liées au tabac.
Cela s’explique par le jugement de l’affaire Carter, dont le verdict nous a été défavorable. Mais nous allons faire appel, pour renverser ce verdict. Il faut se souvenir que dans l’affaire Cippolone, qui avait été une victoire très fameuse pour l’industrie du tabac, le premier jugement rendu avait été contre nous. Plusieurs années plus tard, c’est un verdict contraire qui a été rendu. Dans l’affaire Castano, un cas également très important, nous avions perdu dans un premier temps. Cette décision s’expliquait par le choix délibéré de la cour et du juge par les gens qui ont présenté cette affaire, de manière à obtenir le jugement qui leur soit le plus favorable.
Vous avez de votre côté de très puissants moyens financiers pour faire avancer vos thèses.
Oui, mais nous nous défendons. Nous n’attaquons personne. Ce sont seulement les avocats américains qui essayent de se faire beaucoup d’argent en nous poursuivant, c’est aussi simple que cela. Car le système légal américain est complètement différent de tous les autres systèmes dans le monde. Et les seules personnes qui portent réellement plaintes, ce sont les avocats américains. Ceux-ci se sont déjà attaqués à l’industrie automobile, à celle de l’amiante ou encore à celle du ciment, causant de terribles problèmes à l’industrie américaine.
Non réplique l’OMS, la fumée passive provoquerait 3000 morts par an aux Etats-Unis
La nocivité de la fumée passive est-elle encore à prouver scientifiquement? En réponse à cette question, Neil Collishaw, responsable du programme de lutte antitabac de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à Genève, met en avant la «preuve massive montrant que la fumée est néfaste pour les autres, et ce de plusieurs points de vue». Pour arriver à une telle conclusion, M. Collishaw se base sur les résultats de l’Environmental Protection Agency (EPA), dont BAT Industries conteste les méthodes.
Les scientifiques qui participent aux travaux de cette agence sont «très respectés dans le monde» souligne notre interlocuteur. Ils ont ainsi «passé en revue toutes les informations disponibles sur l’usage du tabac et sur la fumée passive. Leurs conclusions sont d’ailleurs «en ligne» avec beaucoup d’autres recherches basées sur les mêmes données, tels le rapport du médecin général américain (surgeon general) publié en 1986, ou encore celle du National research council, organisme scientifique américain réputé», précise M. Collishaw.
Bronchites et pneumonies en augmentation
La question de l’effet du tabagisme passif sur la santé a également été traitée au Canada, en Australie ou en Grande-Bretagne: «Tout le monde aboutit à la conclusion que la fumée secondaire est responsable de maladies pour les non-fumeurs, non seulement le cancer du poumon, mais aussi d’autres affections respiratoires. Ce sont surtout les enfants qui sont touchés: la fréquence des bronchites et des pneumonies augmente.» Selon l’EPA, le nombre d’enfants américains souffrant d’affections respiratoires causées par la fumée est compris dans une fourchette allant de 150 000 à 300 000 cas chaque année. Tandis que la fumée passive provoquerait 3000 morts par an, à la suite de cancers du poumon.
Mais a-t-on réussi à montrer comment la fumée, qu’elle soit inhalée directement par le fumeur ou qu’elle soit secondaire, provoque la maladie? «C’est vrai qu’il y a beaucoup d’inconnues au niveau des mécanismes chimiques ou biochimiques des cancers en général», reconnaît M. Collishaw. Mais ces manques de connaissances n’empêchent pas qu’on ait réussi à mettre en évidence le caractère cancérigène de certaines substances chimiques, comme on en a décelé dans la fumée de tabac. Dans cette dernière, on a identifié 43 substances cancérigènes, soit pour l’homme, soit pour les animaux, soit pour les deux.»
Quant à la démarche pour arriver à la conclusion que tel ou tel produit est cancérigène ou non dans la fumée de tabac, elle est tout à fait conventionnelle affirme M. Collishaw: «Les règles scientifiques ont été strictement observées dans les groupes de recherche mentionnés, y compris l’EPA. Que le mécanisme biologique précis établissant le lien causal ne soit pas tout à fait décrit est sans importance. On considère toutes les preuves disponibles, concernant la fumée du tabac: il y a les études épidémiologiques faites auprès des êtres humains, sur les animaux, les études chimiques sur le tabac, les études biologiques de l’effet du tabac sur les tissus vivants, etc. Sur cette base, on arrive à établir un consensus scientifique parmi les grands experts dans le domaine, montrant qu’il y a un lien causal.»
Traitement injuste?
Mais l’industrie du tabac n’est-elle pas traitée injustement comme s’en plaint BAT? Il est vrai que ce secteur est le seul qui doit apposer des mises en garde sur l’emballage de ses produits, alors qu’on ne trouve rien de pareil sur les bouteilles d’alcool, par exemple. «Cette argumentation ne tient pas debout, rétorque M. Collishaw. A ce que je sache, le tabac est le seul produit disponible librement, qui rend malade, provoque la mort et la dépendance. Il est dangereux pour tous les usagers, qu’ils soient fumeurs ou exposés involontairement à la fumée. Par rapport à l’alcool, il y a une autre différence: consommé à un niveau modéré, l’alcool ne présente aucun danger particulier, alors qu’avec une seule cigarette, il y a déjà un risque de dépendance. La preuve de cette dépendance, c’est qu’il y a au moins 90% des fumeurs qui consomment leurs cigarettes quotidiennement. Alors que s’il y a également des problèmes avec l’alcool, cela ne concerne pas la quasi-totalité des usagers», assène M. Collishaw.
Si les preuves scientifiques sont aussi accablantes que le dit l’OMS, on peut alors se demander pourquoi les industriels du tabac sont pratiquement toujours parvenus à gagner les procès qui leur ont été intentés. «C’est parce que pendant des années, la plupart des actions juridiques menées contre les fabricants de tabacs ont été le fait d’un individu malade d’un cancer du poumon, ou de ses héritiers, après avoir fumé une grande quantité de cigarettes sur une longue période. Or, si pour une population on peut très bien réaliser des statistiques établissant ce lien causal, cela devient terriblement difficile de le faire au niveau individuel, surtout pour ces maladies où le tabac n’est qu’un des facteur. En outre, tous les cancers du poumon ne sont pas provoqués par la cigarette. La preuve juridique n’est pas la preuve scientifique, c’est un tout autre système de pondération. Ce n’est peut-être pas démontrable selon les standards juridiques», conclut l’expert de l’OMS.