Le conseiller doit analyser le mode de fonctionnement de ses clients. Et évaluer leur potentiel de regrets. Histoire d’éviter autant que possible les déceptions. Donc les départs.

La plupart des professionnels de la gestion de fortune affirment placer en priorité la satisfaction des besoins de leurs clients. Cela signifie que le conseiller financier doit analyser le profil de risque de son client pour lui recommander les investissements adéquats. Schématiquement, celui qui dispose de temps devant lui et qui peut supporter les soubresauts des marchés sur le court et moyen terme devra investir massivement en actions. Tandis qu’un angoissé chronique qui ne pourra supporter la moindre variation des cours, même s’il a vingt ans devant lui, ne devra pas s’engager sur le marché des actions. Mais entre la tête brûlée et le timoré, il existe une foule de personnalités différentes.

Certaines banques utilisent ainsi des catalogues de personnalités pour mieux appréhender leur clientèle. Le succès de la place financière helvétique tendrait à prouver l’efficacité de ce savoir empirique. Comme toute connaissance diffusée uniquement au sein du monde professionnel, celle-ci est très peu accessible à l’observateur extérieur. Mais avec l’émergence de la finance comportementale, les mécanismes psychologiques en jeu vis-à-vis de l’argent sortent progressivement de l’ombre. Et cette mise en lumière fait apparaître un certain nombre d’aberrations comportementales, en totale contradiction avec ce que nous enseigne la théorie économie traditionnelle, où l’homme est un être purement rationnel.

Une étude consacrée particulièrement à la relation entre le conseiller financier et son client – – jusqu’ici peu traitée par ce nouveau champ de la science économique qu’est la finance comportementale – permet de faire le tour (provisoire) de cette problématique. Ce travail est baptisé : « Aspects of Investor Psychology, beliefs, preferences, and biases investment advisors should know about ».

Il est d’autant plus intéressant qu’il a été réalisé par Daniel Kahneman, professeur de psychologie à l’Université de Princeton, l’un des pionniers de la finance comportementale, en collaboration avec Mark W. Riepe, vice-président de Charles Schwab & Co à San Francisco. Les deux auteurs analysent ainsi les tares comportementales dont sont victimes tout à la fois les conseillers financiers et leurs clients, et sur la manière d’y remédier. On trouvera l’étude complète sur www.ibbotson.com/research/papers/behavior.asp.

Parmi les biais travers recensés par Kahneman et Riepe, les erreurs de jugement : la confiance excessive et l’optimisme. La confiance exagérée et l’optimisme peuvent venir soit de la part du conseiller soit de son client. Ce dernier s’attendra à des résultats alléchants, mais irréalistes. Face à de telles demandes, le gérant doit dire franchement qu’il n’est pas possible de promettre de tels résultats. Sinon, si le miracle ne se produit pas, le client se retournera contre son gérant pour se plaindre de sa « mauvaise performance ». La faute peut également venir du gérant, qui, pour acquérir de la clientèle, n’hésitera pas à promettre monts et merveilles à son client potentiel.

Ce sont d’ailleurs en général les gérants qui pèchent par excès de confiance. La déconvenue du client sera d’autant plus grande que le client sera plus marqué du biais « je le savais », c’est-à-dire de cette attitude très humaine qui consiste à exagérer, après un événement, sa propre capacité de le prédire. Par exemple, tout le monde semble savoir aujourd’hui que la stratégie du chasseur suivie par Swissair était stupide et menait à la faillite ! Mais on peut alors se demander pourquoi tant de gens sont restés investis jusqu’à la faillite… alors qu’il aurait suffi de vendre ses titres pour échapper au désastre.

Attention donc de ne pas tomber dans le piège de la vantardise pour convaincre un prospect. C’est une chose de se montrer enthousiaste sur l’évolution de marchés lors de l’acquisition de la clientèle, c’en est une autre lorsque l’interlocuteur est prêt à ouvrir un compte. « Il faut alors changer de langage et devenir plus prudent, plus réaliste », conseille Ricardo Payro, porte-parole de la banque Syz à Genève et gérant de fortune.

Parmi ses recommandations : interroger les clients sur leurs motivations, pour savoir notamment s’ils ont déjà perdu de l’argent en Bourse. Ou ne pas parler uniquement de pourcentages, mais les transformer en monnaies sonnantes et trébuchantes : « par exemple, si un client place un million de francs, lui dire qu’il risque de perdre 10% de la valeur de son portefeuille ou 100’000 francs n’a pas du tout le même effet ».

Sensibilités aux absences de décisions

Il est également très important d’évaluer chez le client son potentiel de regret quant à des décisions d’investissements malheureuses. Si une majorité des investisseurs sont surtout sensibles aux mauvaises décisions prises, une minorité importante, selon une étude publiée par Daniel Kahneman et Richard Thaler, un autre père fondateur de la finance comportementale, seraient plus sensibles à l’absence de décisions. Il est donc très important
de déterminer quelle tendance aux regrets domine chez ces clients. Ainsi, recommandent Kahneman et Riepe, si le client est porté à regretter les décisions erronées et à les reprocher amèrement à son conseiller, il faudra éviter les actions inhabituelles. Car si l’échec provient d’une décision traditionnelle, comme investir sur des titres Nestlé, qui auraient reculé de 20% par exemple, la perte est beaucoup plus facile à accepter par un tel client que si elle provient d’un placement hautement spéculatif.

Un autre biais important concerne le prix d’achat d’une valeur qui sert de référence. Ainsi, le petit investisseur se focalise généralement sur la hausse ou la baisse de chacun de ses investissements par rapport à leur prix d’acquisition. Cette attitude est d’autant plus néfaste qu’elle se combine avec un autre biais, dit d’aversion à la perte. Ce biais se réfère à notre tendance naturelle à privilégier une prise de risque pour éviter une perte plutôt que pour un gain potentiel équivalent. Comme il ne veut pas encaisser de perte, l’investisseur va tendre à conserver les titres qui ont baissé et à vendre ceux qui ont monté pour engranger le bénéfice. C’est-à-dire en allant à l’envers du dicton boursier : « cut your losses and let your profits run », ce qui veut dire qu’il faut se débarrasser des valeurs qui baissent et conserver celles qui montent. Une telle politique repose sur les statistiques qui montrent que les titres tendent à poursuivre sur leur lancée : ceux qui montent continuent à progresser, tandis que ceux qui ont baissé continuent à reculer.

Pour lutter contre ce comportement, Kahneman et Riepe recommandent aux conseillers financiers de bien expliquer à leur client que si le risque de perte est très important, ce concept est tout de même relatif au point de référence. Il est également primordial d’entamer une discussion avec son client, avant d’acquérir une valeur, pour en déterminer les conditions de revente. Car, comme on le sait, acheter est facile, mais vendre l’est beaucoup moins.

Héritage ou casino

Les effets de l’aversion à la perte sont aggravés par un autre biais, baptisé comptabilité mentale. Il s’agit de notre tendance naturelle à segmenter les éléments de notre fortune selon l’origine des fonds, la façon dont ils sont conservés ou la manière dont ils sont dépensés. Ce phénomène est particulièrement évident si l’on considère l’argent gagné à la sueur de notre front ou s’il s’agit d’un héritage. Comme Richard Thaler le montre bien, en prenant l’exemple du casino : l’argent perdu ou gagné sur le tapis vert n’a pas la même signification que celui qui provient d’un salaire.

De même, explique Ricardo Payro, « les clients privés dont la fortune a été héritée, ou qui n’est pas nécessaire, ou encore qui est en Suisse depuis plusieurs générations, ont une attitude plus détachée vis-à-vis de ces fonds que ceux qui ont constitué eux-mêmes leurs avoirs. Ils pourraient à l’extrême tout perdre sans état d’âme, car cet argent appartient à un compte physique et mental – séparé du reste de leur patrimoine ».

Mais à l’inverse, d’autres comptes sont des vaches sacrées, auxquelles on ne doit pas toucher et sur lesquels on ne doit donc jamais subir de perte en capital. Cette attitude est loin d’être déraisonnable, lorsqu’on doit garder une poire pour la soif, ou s’assurer un revenu minimal pour sa retraite. Mais elle devient irrationnelle lorsqu’elle se combine avec l’aversion à la perte, comme l’explique Richard Thaler, en provoquant une aversion de myope à la perte.

Par exemple, lorsque vous conservez votre patrimoine financier en liquidités et en obligations, parce que vous craignez les fluctuations à court terme sur le marché des actions, alors que vous n’avez pas besoin de votre argent sur le long terme. En prenant un peu de recul, vous prendriez conscience que les effets de la volatilité disparaissent sur une longue période, tout en procurant un rendement nettement plus élevé qu’avec un portefeuille plus conservateur. En résumé, une stratégie apparemment plus prudente vous assure un manque à gagner sur le long terme !

Petit exercice de comptabilité mentale

La comptabilité mentale contribue également à renforcer la tendance à conserver les titres qui baissent et à vendre ceux qui montent. Car la segmentation de chaque investissement empêche une vue d’ensemble, qui inciterait à placer de manière plus efficace. Mais le recul nécessaire n’est pas forcément l’attitude la plus aisée, comme le montre bien l’exemple suivant, proposé par Daniel Kahneman et Amos Tversky, autre père fondateur de la finance. Les deux psychologues proposent d’imaginer ce que vous faites face au double choix suivant, que vous devez d’abord examiner globalement, avant de vous décider :

Première décision, choisissez entre :

a Un gain sûr de 2’400 francs, ou b 25% de chances de gagner 10’000 francs et 75% de chances de ne rien gagner

Seconde décision

c Une perte sûre de 7’500 francs ou d 75% de chances de perdre 10’000 francs et 25% de chances de ne rien perdre

La plupart des gens choisissent a et d, réagissant au principe de l’aversion à la perte, pour encaisser le gain et prendre plus de risques pour éviter la perte. Tout paraît conforme à la logique, sauf qu’il s’agit d’un choix irrationnel. En effet, si l’on reprend le choix a + d que vous avez sans doute retenu, on constate que vous avez sélectionné un gain sûr de 2’400 francs, 75% de perdre 10’000 francs et 25% de ne rien perdre.

Pour y voir clair, il faut simplifier cette formulation, qui devient alors 25% de chances de gagner 2’400 francs et 75% de chances de perdre 7’600 francs. Si l’on se livre au même exercice en combinant les solutions b et c, on arrive au résultat suivant : 25% de chances de gagner 2’500 francs et 75% de chances de perdre 7’500. La conclusion s’impose d’elle même : le choix optimal est b + c, quelle que soit son aversion à la perte.

Pour éviter de tomber dans le piège tendu par la combinaison de la comptabilité mentale et de l’aversion à la perte, il est nécessaire, recommandent Kahneman et Riepe, d’encourager les clients à adopter un cadre aussi large que possible lorsqu’ils prennent des décisions d’investissements.

Les deux auteurs recommandent égaIement de développer une approche top-down, qui tient compte simultanément de tous les objectifs du client. N’allez toutefois pas trop loin dans l’abaissement des barrières mentales : certains clients ont besoin de sentir que certains comptes sont « intouchables. »

Quel type de clients avez-vous en face de vous

Chacun est différent et ne peut être traité de la même manière. Il faut donc parvenir à décoder le mode de fonctionnement des personnes qui viennent vous confier leur patrimoine. Voici quelques types d’attentes observées par les professionnels :

• Celui qui est dominé par la performance personnelle veut progresser par lui-même dans la vie. Il veut tout maîtriser ; il veut être professionnel, il a horreur de l’amateurisme. Avec lui, vous avez intérêt à être professionnel, sinon il aura vite fait de vous quitter.

• Celui chez qui l’utilitaire prédomine recherche fondamentalement le confort. Les choses doivent être pratiques, pragmatiques, simples, sans problème. En d’autres termes, occupez vous de tout, je ne veux rien savoir. Ce type de client achète du sans-souci, et il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit.

• Certaines personnes ne sont intéressées que par une seule chose : les loisirs, la qualité de la vie et comment se faire plaisir. Ce sont en général des gens très égocentriques et la fidélité n’est pas leur fort : ils changent ainsi très vite de banque.

• En Suisse, on est très attaché à la sécurité, puisqu’on est éduqué avec ce sentiment. Pour certains, c’est l’élément cardinal de toute politique d’investissement.

• Enfin, des gens ne pensent qu’à l’argent. Ils s’attachent donc à la rentabilité, à la négociation des frais, mais ce sont aussi des joueurs : ils sont capables d’accepter les risques de la volatilité. En d’autres termes, si vous gagnez 30 cette année et que vous perdez 30 l’année prochaine, ils vont l’accepter. Mais ils ne supporteront pas de vous confier leur argent à gérer pour que vous suiviez à un demi-point près les carnets d’épargne du coin ou les emprunts d’État, car pour eux, il y a des coups à jouer.

Mais vous devez prendre garde de ne pas confondre l’apparence de votre client, qui peut se présenter comme un vrai joueur, alors qu’en réalité, il ne supporte pas l’échec : en cas de perte, vous devenez l’ennemi !