Pour leur ultime séance, les opérateurs se sont déchaînés mercredi, donnant lieu à un défoulement collectif de circonstance, inhabituel dans un lieu réputé strict pour son étiquette vestimentaire.
«Pas le paquet entier, nom de Dieu»! hurle un opérateur en Bourse qui manque de recevoir sur la figure un bloc de feuilles blanches utilisées comme confettis. Pour son ultime séance, mercredi, la Bourse de Genève a sans doute vécu les heures les plus surréalistes de son histoire dans la vaste salle qui abrite ses deux corbeilles.
Après avoir démarré dans la matinée sur un rythme tranquille, avec les anciens qui ont peu goûté une dernière fois aux joies de la criée, on imaginait bien que les professionnels de la corbeille n’allaient pas s’en aller sans un dernier baroud d’honneur. Car comme l’a dit très joliment le commentaire boursier de cette dernière séance, «le «crieur» enterre sa vie de garçon aujourd’hui». L’expression n’avait vraiment rien d’exagéré…

 Flots de champagne

C’est à partir de13 heures que les «événements» ont commencé à se précipiter: les formulaires de Bourses se sont mis à voler au-dessus des corbeilles tandis que les listings d’ordinateurs se transformaient en serpentins géants. Au point que le commissaire de Bourse et les secrétaires placées au centre de la corbeille finissaient presque par disparaître sous une montagne de papiers. Tandis que d’autres tentaient d’échapper aux gicleurs de champagne, sans vraiment y parvenir. Dans le genre, la scène la plus spectaculaire fut la course-poursuite à travers toute la salle d’une jeune femme tentant d’échapper à un aspergeur fou, munie d’une bouteille d’eau minérale.
Les dernières minutes de cette séance historique, qui se terminait exceptionnellement à 14 heures, ont mis fin à cent quarante ans de Bourse à Genève et se sont achevées en apothéose: c’est debout sur leurs pupitres que les opérateurs ont scandé les ultimes secondes qui les rapprochaient de leur destin, jusqu’à l’explosion finale, en braillant des chansons à boire.
Dans cette ambiance survoltée, la climatisation peinait à maintenir la température à un niveau supportable pour le porteur d’une veste et d’une cravate. Mais l’étiquette qui exigeait jusqu’à mercredi une tenue stricte a été joyeusement transgressée par deux ou trois opérateurs. Ceux-ci arboraient ainsi fièrement des mollets que leurs bermudas blanches à raies bleu ciel laissaient apparaître et qui s’harmonisaient avec leurs chemises à fleurs rouges. Les quelques pas de danse esquissés par deux ou trois couples sur un rythme de rock endiablé, sorti dont ne sait où, souffla à l’une des participantes à la fiesta l’idée de transformer la salle des marchés en discothèque. Inspiration qui a sans doute déjà effleuré les propriétaires des lieux qui cherchent toujours preneurs.

 «Marre d’attendre»

«On a peu de regrets, car la mutation s’avérait indispensable, d’autant plus qu’on a eu le temps de se préparer, affirme Claude Baumann, chef de Bourse suisse à la Banque Darier Hentsch, quelques minutes après le retour à un semblant de calme autour de la corbeille. Mais, reconnaît M. Baumann, «après vingt ans de labeur, on ne peut manquer d’éprouver de petits pincements au cœur, en pensant également à ceux qui ont perdu leur emploi. Aujourd’hui c’était vraiment une journée de défoulement, après une accumulation de tensions: les gens en avaient marre d’attendre».
«Il ne faut pas oublier que la Bourse électronique suisse aurait dû démarrer en 1991 déjà!» surenchérit Jean-François Michaillat, chef de Bourse de la Banque Privée Edmond de Rothschild, dit n’éprouver aucune tristesse, «tellement on est pris par le nouveau défi qui nous attend».
Pour clore définitivement cette dernière séance, Thierry Lombard, associé de chez Lombard Odier & Cie et président de la Fondation Place Financière était au rendez-vous pour y prononcer un discours de circonstance. L’attention des auditeurs était toutefois quelque peu émoussée par les débordements précédents. Au milieu des libations, quelqu’un lâcha cependant lucidement: «On montre sa joie pour ne pas montrer que l’on est triste.»