PIEGE. Vendeur ou manipulateur: comment le client se voit abusé sans même s’en rendre compte.

Si vous interrogez n’importe quel vendeur, il vous affirmera sans doute le cœur sur la main ne s’intéresser qu’à la satisfaction pleine et entière des besoins de ses clients. D’ailleurs, ajoutera-t-il, «si je leur force la main, ils s’en rendront compte et peut-être même rechigneront-ils à régler leur facture». Une telle réponse est loin d’être dénuée de sens, sauf que la réalité en est souvent très éloignée, comme nous l’expliquent avec talent deux professeurs de psychologie sociale français, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois dans la nouvelle version de leur ouvrage sur les techniques de manipulation. Ce traité explique comment amener autrui à faire ce qu’on voudrait le voir faire, sans recourir à la contrainte. Par exemple pour inciter chacun à donner son sang ou faire renoncer les conducteurs à boire avant de prendre le volant. Mais aussi pour déjouer les pièges que nous tendent les professionnels de la vente et du marketing pour nous pousser à consommer leurs produits et leurs services par une manipulation subtile. Sans parler de tous les escrocs, petits et grands, qui cherchent à profiter de notre naïveté.

Toutes ces techniques reposent sur le même principe: rendre sa «victime» plus réceptive à une demande qu’elle ne l’aurait été si rien n’avait été entrepris auparavant. Ces stratagèmes peuvent être très basiques, comme toucher son interlocuteur lorsqu’on lui demande une faveur. Aussi bizarre que cela paraisse, ce simple geste augmente fortement les chances de réaliser une vente, comme l’ont montré de nombreuses recherches expérimentales, en Europe et aux Etats-Unis.

A peine plus sophistiquée est la technique dite du pied-dans-la-porte, qui consiste à obtenir de sa «victime» un acte peu coûteux, pour faciliter un second qui l’est beaucoup plus. Par exemple, imaginez que quelqu’un dans la rue vous interroge sur l’heure qu’il est: normalement, vous lui répondrez de bonne grâce. Si ensuite cette personne vous demande quelques francs pour manger, vous allez répondre beaucoup plus favorablement à cette sollicitation que si celle-ci avait été présentée sans préambule. Et évidemment, c’est le même principe que l’on retrouve appliqué dans le domaine de la vente, où la petite dépense initiale du prospect le prédispose à une dépense plus importante.

Une autre technique peut sembler constituer l’exact opposé du pied-dans-la-porte, c’est celle qui consiste à proposer, après une acquisition onéreuse, des compléments nettement moins coûteux. Par exemple la vendeuse qui, après vous avoir vendu un costume qui vous va à ravir, vous propose une cravate tellement bien assortie avec votre nouvelle acquisition. Ce qu’on sait moins en revanche, c’est que le taux d’acceptation de cette offre supplémentaire sera nettement plus grand que si vous veniez d’arriver dans le magasin. Une telle réaction s’expliquerait par le contraste entre les deux dépenses: la seconde paraît soudainement d’autant plus raisonnable que la première est importante.

La technique dite de l’amorçage porte bien son nom, et frise franchement le code. Il s’agit d’appâter un client potentiel en lui faisant miroiter d’excellentes conditions pour acquérir un objet. Les vendeurs d’automobiles ont la fâcheuse réputation de recourir fréquemment à ce type de technique: un véhicule est proposé à un prix particulièrement alléchant. Puis, lorsque le prospect s’est décidé, le vendeur annonce qu’il y a malheureusement une erreur et qu’en fait les options ne sont pas comprises dans le prix. Malgré ce changement de conditions de dernière minute, l’expérience montre que la plupart des personnes qui étaient prêtes à acquérir le véhicule l’achètent quand même. Alors qu’elles ne l’auraient pas fait sans ce truc éculé, mais tellement efficace.

La technique du leurre est une variante de l’amorçage. Comme on peut le deviner, le vendeur use d’un objet ? le leurre ? pour attirer les prospects, en le proposant à un prix particulièrement avantageux. Lorsqu’un acheteur potentiel se présente, celui-ci apprend qu’en fait l’objet de ses désirs n’est plus disponible. Mais, rien n’est perdu, surtout pour le vendeur, puisqu’un produit aux qualités proches est disponible en stock, lui, mais à un prix plus élevé? Déçu de ne pas trouver la bonne affaire, mais déjà décidé à procéder à une dépense d’un certain montant, le client consent dans la plupart des cas à dépenser plus que ce qu’il aurait accepté sans l’usage du leurre.

Quelles sont les techniques qui donnent les meilleurs résultats? A cette question, Jean-Léon Beauvois répond que «s’agissant d’obtenir un comportement précis, si nous ne sommes pas sûrs qu’il existe des techniques plus efficaces que d’autres, nous sommes convaincus qu’il existe des utilisateurs de ces techniques plus efficaces que d’autres, encore une fois pour le meilleur et pour le pire».

«Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens», Presses Universitaires de Grenoble, avril 2002.