Les Américains ont-ils perdu la tête? Alors que la violence criminelle grangrène leurs métropoles, alimentée par de profondes tensions sociales et raciales sur fond de trafic de drogue, l’ennemi public numéro un s’est incarné sous la forme du paisible fumeur, accusé d’empoisonner ses voisins. L’interdiction s’étend ainsi à la plupart des lieux publics fermés et va même, dans certains Etats américains, jusque dans la sphère privée à l’intérieur des logements.
La véritable chasse aux sorcières dont les fumeurs américains sont victimes émeut, au nom de la tolérance et du respect mutuel. Mais cela ne doit pas nous empêcher de distinguer le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire ce qui ressort, d’un côté, du «politiquement correct» et, de l’autre, du risque réel de la fumée passive sur la santé.
Les géants du tabac, comme BAT Industries (voir en page 3) jouent les victimes d’un système légal discutable, qui permet aux avocats américains de poursuivre leurs entreprises dans l’unique but de faire fortune sur leur dos. Mais, affirment-ils, on est incapable de démontrer scientifiquement par quel mécanisme la fumée de tabac, avalée directement ou respirée dans l’air ambiant, induirait des maladies. La preuve, assènent-ils, c’est que depuis quarante ans que des procès sont intentés, on n’a jamais pu prouver ce lien de cause à effet.
Oui, mais… la preuve juridique n’est pas la preuve scientifique. L’Organisation mondiale de la santé est tout à fait catégorique: la fumée de tabac contient un grand nombre de substances cancérigènes. Que le mécanisme biochimique provoquant la maladie reste inconnu n’a pas d’importance.
Si les fabricants reconnaissent qu’il y a bien un risque statistique lié à l’usage du tabac, celui-ci dépendrait d’une multitude de facteurs individuels. D’ailleurs, rappellent-ils, les consommateurs sont tout à fait avertis de ces risques potentiels: ils sont clairement indiqués sur les paquets eux-mêmes.
Cet argument ne vaut évidemment que pour le fumeur consentant et encore dans une certaine mesure seulement. Et ceci pour deux raisons: tout d’abord, parce que la nicotine crée une dépendance difficile à rompre, ensuite, parce qu’un risque de cancer des poumons reste très abstrait. Surtout pour les plus jeunes, pour qui, il faut de toute façon bien mourir de quelque chose. Mais la mort risque de survenir quelques années trop tôt, précédée d’une très longue période de grandes souffrances, comme dans le cas de cancer du poumon ou d’emphysème pulmonaire.
Si l’on ne peut chiffrer la douleur et la peine, le montant des soins médicaux est mesurable de manière sonnante et trébuchante. C’est sur cette base que plusieurs Etats américains poursuivent les fabricants pour tenter de couvrir ces coûts supplémentaires. Auront-ils plus de succès que les précédents plaignants? Rien n’est moins sûr si l’on considère la puissance du lobby du tabac, qui vient de remporter une victoire contre l’Etat de Floride, et la manne fiscale qu’elle représente. Sur chaque cigarette vendue sur le territoire américain, un tiers de son prix va dans les caisses de l’Etat. En Europe, la proportion s’inverse. La dîme fiscale s’élève à plus de deux tiers du prix de vente…