Finance comportementale · Le danger principal pour l’investisseur réside dans ses émotions, qui le conduisent à agir contre ses intérêts. Selon plusieurs chercheurs, qui se sont penchés sur l’homme et ses agissements en Bourse, on peut apprendre à rationaliser son comportement
Qui n’a pas vécu la douloureuse expérience de s’accrocher à un projet à l’issue toujours plus incertaine et toujours plus coûteuse? Alors qu’il aurait mieux valu, étant donné les faibles perspectives de réussite, abandonner et accepter l’échec, en assumant la perte qui l’accompagne. Mais il s’agit là d’une approche rationnelle désincarnée, en contradiction avec ce que dictent nos émotions, comme l’ont démontré, il y a une vingtaine d’années, deux psychologues israéliens, Daniel Kahneman et Amos Tversky: la douleur produite par une perte est ressentie plus fortement que le plaisir procuré par un gain de même ampleur. Ce qui explique pourquoi nous sommes généralement prêts à prendre plus de risques pour éviter une perte que pour réaliser un gain équivalent. Avec pour conséquence, la plupart du temps, une perte plus grande encore.C’est exactement le phénomène que l’on observe en Bourse, où les petits investisseurs commettent systématiquement l’erreur de vendre trop tôt les titres qui ont monté – pour s’assurer du gain -, et de conserver ceux qui ont baissé – pour repousser la perte -, en espérant le redressement ultérieur du cours. Or, à court terme, les titres qui montent tendent généralement à poursuivre sur leur lancée, de même que ceux qui baissent continuent de reculer. En d’autres termes, à cause de l’aversion à la perte, les investisseurs vendent les titres qu’ils devraient conserver et conservent ceux qu’ils devraient vendre…
Confirmant cette analyse, un économiste américain, Terry Odean, de l’Université de Californie-Davis, a publié en 1997 les résultats d’une étude statistique portant sur les transactions opérées par10 000 comptes tenus auprès de divers discount brokers entre 1987 et 1993. Il en ressort que les investisseurs avaient eu tendance à vendre très rapidement les titres qui avaient enregistré de bonnes performances et à conserver ceux qui s’étaient mal comportés. Avec pour conséquence que les titres qui avaient été vendus affichaient, douze mois plus tard, une performance supérieure de 3,4 points de pourcentage aux titres que les investisseurs avaient conservés.
L’influence des émotions sur les décisions des investisseurs étend également ses effets dans d’autres directions, comme l’explique un lumineux petit ouvrage baptisé malicieusement «Why smart people make big money mistakes and how to correct them» (1) (Pourquoi les gens intelligents commettent de grosses erreurs dans la gestion de leur argent et comment les corriger).
Rédigé à quatre mains par un psychologue renommé, Tom Gilovich, et un journaliste financier, Gary Belsky, ce livre établit un véritable catalogue de nos tares comportementales, en proposant différentes solutions pour les contrecarrer, dans la droite ligne des résultats issus de la «behavioral finance». Ce nouveau champ de la science économique, que l’on peut traduire par «finance comportementale», replace l’homme et son comportement au centre de la réflexion, en s’appuyant notamment sur les découvertes de la psychologie sociale et en particulier sur les travaux de Daniel Kahneman et d’Amos Tversky.
Parmi les pionniers de cette nouvelle approche, on compte un économiste innovateur et créatif à l’origine de nombreux concepts, Richard Thaler, de l’Université de Chicago, rencontré dans le cadre de cette enquête.
Outre l’aversion à la perte, Tom Gilovich et Gary Belsky mettent en évidence un biais lourd de conséquences sur les marchés: la grande majorité d’entre nous s’estime supérieure à la moyenne dans de nombreux domaines, notamment en Bourse.
Sentiment de supériorité
Manifestement, une partie de la population fait preuve d’une confiance exagérée en ses propres capacités… En période d’euphorie boursière, cette confiance paraît d’ailleurs inversement proportionnelle au degré de ses connaissances. Comment expliquer autrement le boom des transactions sur Internet, et en particulier du day-trading – qui consiste à acheter et vendre le même titre dans la journée? Cette boulimie traduit un sentiment de supériorité visant à battre le marché, par une multiplication d’opérations.
Or, à moins d’être professionnel (et encore…), en quoi un amateur, même assidu, serait-il particulièrement qualifié pour réaliser une telle performance? En fait, les nouvelles ne sont guère encourageantes pour le petit investisseur dynamique, comme le montre une autre étude réalisée en 1998 par le même Terry Odean avec Brad Barber, également de l’Université de Californie-Davis.
Les deux chercheurs ont pris un échantillon de 60 000 foyers américains de février 1991 à décembre 1996, analysant la performance de leur portefeuille en actions. Les investisseurs les plus actifs, qui avaient donc réalisé le plus de transactions, enregistraient également la plus mauvaise performance. Ce qui n’a rien de surprenant si l’on considère les piètres résultats attendus, aggravés par des coûts de transactions plus lourds également.
A la lumière de tels résultats, on peut se demander ce qui pousse tant d’individus à vouloir se transformer en traders du dimanche. Outre l’intérêt pour le jeu, qui n’est sans doute pas négligeable, on peut avancer qu’en période de hausse quasi continue des marchés, comme c’est le cas depuis une dizaine d’années, la pire des politiques se révélera encore positive.
De plus, comme l’explique Richard Thaler – et c’est sans doute déterminant -, la multiplication des opérations rend l’évaluation du rendement très opaque pour des investisseurs amateurs: ce brouillard les empêche de prendre conscience de la médiocrité de leurs prestations.
L’intérêt soutenu des investisseurs pour les fonds de placement gérés activement constitue également un sujet d’étonnement parmi les chercheurs. Car si leur objectif est de battre le marché, très peu y parviennent. Hersch Shefrin, professeur de finance à l’Université de Santa Clara, indique, dans son traité sur la finance comportementale, «Beyond Greed and Fear» (2) (Au-delà de l’avidité et de la peur), qu’entre 1977 et 1997, 83% des fonds de placement américains en actions ont réalisé une performance inférieure à l’indice S & P 500…
Sécurité des fonds indiciels
Sans doute l’enthousiasme des investisseurs vient-il des résultats à court terme qui permettent à beaucoup de fonds de connaître leur heure de gloire. Mais, rapidement, le fonds rentre dans le rang: statistiquement, la surperformance ne se répétera pas au-delà d’un an.
En conséquence, si l’on considère la faiblesse à long terme des performances des fonds en actions gérés activement, il est beaucoup plus judicieux, comme le préconise Richard Thaler, de n’investir que dans des fonds indiciels.
(1) Why smart people make big money mistakes and how to correct them. Gary Belsky & Thomas Gilovich; Fireside 2000; New York.
(2) Beyond Greed and Fear, Understanding Behavioral Finance and the Psychology of Investing. Harvard Business School Press; Boston 2000.