Selon une étude britannique, près de la moitié des cadres travaillent plus de 50 heures par semaine. Pas seulement par «amour» de leur entreprise, mais aussi par peur d’être licenciés.
Le rêve de la société des loisirs, où chacun pourrait jouir des bienfaits de la croissance, s’est décidément bien envolé aujourd’hui. Non seulement parce qu’une frange importante de la population active n’arrive pas à trouver sa place dans le monde du travail, mais aussi en raison des heures de travail de plus en plus longues dont sont grevés ceux qui sont employés. Comme le confirme une récente étude britannique de la société de recrutement de personnel Austin Knight, dont le « Financial Times » vient de se faire l’écho: 37% des cols blancs interrogés travaillent plus de 50 heures par semaine. Cette proportion monte à 45% lorsqu’il s’agit de cadres. Dans la culture d’entreprise d’aujourd’hui, ces heures supplémentaires semblent nécessaires non seulement pour effectuer ses tâches, mais aussi pour se protéger contre les licenciements.
Mais la dévotion corps et âme à son entreprise n’est pas sans dommages: 76% des personnes interrogées par Austin Knight estiment que les heures supplémentaires affectent leur santé. Ce que semble démontrer ce phénomène du «karoshi», qui est une mort subite de cols blancs japonais consécutive à la surcharge de travail. La plupart d’entre eux sont d’âge moyen, et les deux tiers travaillent plus de 60 heures par semaine. On estime à 10000 le nombre de victimes de cette «maladie» professionnelle.
Pression sur les cadres moyens
De ces constatations, on serait tenter d’établir une relation de cause à effet directe entre le nombre d’heures de travail et le stress. Or, des études américaines semblent démontrer que ce n’est pas le cas, comme l’expliquent Duane & Sydney Shultz (1): l’incidence d’infarctus chez les cadres supérieurs est de 40% inférieur à celle des cadres moyens. Ce paradoxe apparent s’explique principalement par la plus grande autonomie des responsables de haut niveau et du meilleur contrôle sur leurs activités qu’en ont les cadres moyens.
Cette analyse est partagée par le Dr Kiener, chef de la Division médecine et hygiène du travail, Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail (Ofiamt): «Les maladies coronariennes apparaissent surtout dans les catégories mises subjectivement à très forte contribution. Dans ce contexte, on peut citer les cadres moyens, tels des responsables de filiales, ou inférieurs, comme des contremaîtres, qui occupent des positions hiérarchiques intermédiaires. Leur situation professionnelle comporte les caractéristiques suivantes: ils sont responsables des tâches de médiation; ils gèrent la zone de tension séparant travailleurs et employeurs; ils doivent compter avec une certaine forme d’isolement social; enfin, ils sont soumis à des contraintes de rendement importantes sans pour autant disposer des moyens nécessaires leur permettant d’influencer le cours des affaires.»
Si on ne peut donc mettre en simple équation le temps de travail et le stress, on peut en revanche établir une relation entre le temps de présence et le travail effectif, c’est-à-dire le temps consacré par un employé à remplir effectivement sa tâche. Car, comme le relèvent Duane et Sydney Schultz, lorsque les horaires s’étirent exagérément, la productivité diminue. Résultat que l’on observe même de la part de travailleurs extrêmement motivés. Comme l’illustre l’allongement des horaires de travail en Angleterre au début de la Deuxième guerre mondiale pour pallier un manque d’équipement.
C’est ainsi que la semaine de travail dans les usines d’armement fut étendue de 56 à 69 heures et demie. Dans un premier temps, dans un élan de ferveur patriotique, la productivité augmenta de 10%, mais retomba bientôt à 12% en dessous de son niveau précédent. L’augmentation des horaires entraîna par ailleurs l’accroissement de l’absentéisme et des accidents plus fréquents. Au total, la semaine de 69 heures et demie se traduisit par un temps de travail effectif de 51 heures, contre 53 heures avec un horaire de 56 heures…
Plus de temps, moins de productivité
Une autre étude conduite par le bureau américain des statistiques du travail au cours de la même période fait ressortir des conséquences analogues: alors que beaucoup d’entreprises américaines avaient adopté la semaine de travail de 7 jours, la production qui en résulta ne dépassa pas celle qui était obtenue auparavant en 6 jours. Cette relation de productivité décroissante au fur et à mesure de l’allongement du temps de travail s’applique également aux heures supplémentaires demandées à des employés, pourtant payés à un taux salarial plus élevé. Beaucoup de ce temps en sus se révèle improductif parce que les gens tendent à compenser cette plus longue journée en ralentissant leur rythme de travail.
On peut évidemment se poser la question de savoir si la productivité augmenterait si l’on réduisait le temps de travail. La question est loin d’être tranchée. Toutefois, les conclusions d’une étude sur le marché suisse du travail conduite par la société de consultants McKinsey (voir nos éditions du 29 février) apporte de l’eau au moulin des tenants d’une réduction de temps de travail. Non seulement un tiers des employés suisses s’intéressent à une occupation à temps partiel, mais les entreprises sont de plus en plus contraintes par la clientèle d’adopter des modèles de production alternatifs. Dans le secteur des services, le nombre d’établissements fournissant des prestations 24 heures sur 24 a ainsi beaucoup augmenté. Dans ce contexte, estime McKinsey, «il est éminemment important de pouvoir structurer les postes de travail de la façon la plus souple et la plus efficiente possible».
(1) Psychology and work today, par Duane P. Schultz et Sydney Ellen Schultz, 1994, sixième édition, Macmillan publishing company, New York.
Prévenir le stress permet de réduire ses coûts
Les entreprises européennes sont encore rares à appliquer des programmes de prévention du stress, car elles estiment que cela ne fait pas partie de leurs responsabilités. Elles adoptent la même position qu’à l’égard de la pollution jusqu’à l’apparition de mouvements écologiques de lois réglementant la protection des ressources naturelles affirme Jean Benjamin Stora, psychosomaticien français, dans le «Que sais-je?» qu’il a consacré à ce sujet (2). Pour eux, la santé des individus au travail relève de la responsabilité individuelle et de l’Etat. Or, cette attitude va complètement à l’encontre de la rationalité économique. Car le stress coûte cher aux entreprises comme le montrent les réelles économies qui ont été réalisées par des sociétés américaines, canadiennes, anglaises ou suédoises, poursuit le Dr Stora.
C’est ainsi que la New York Telephone Company a réalisé 2,7 millions de dollars d’économie grâce à un programme portant uniquement sur les troubles cardio-vasculaires de ses employés, qui s’est traduit par une réduction de l’absentéisme et une diminution des coûts de santé. De son côté, le syndicat britannique «Britain’s General Union», cite le cas d’une société scandinave qui a réussi, en agissant contre les facteurs de stress, à faire tomber son taux de rotation du personnel de 39% à pratiquement zéro. Quant à l’absentéisme, il a chuté de 14 à 2%.
Pour illustrer le type d’actions à mener au sein de l’entreprise, le Dr Stora prend l’exemple du programme mis en place par le fabricant d’ordinateurs Control Data. Il s’agit d’un plan en cinq parties, soit l’arrêt de la consommation du tabac, le contrôle de son poids, le contrôle de sa santé cardio-vasculaire, la gestion du stress organisationnel et, enfin, le contrôle diététique (sucre, sel, cholestérol). Chaque individu parcourt trois étapes: il est tout d’abord soumis à un examen médical confidentiel, accompagné de questions sur certaines de ses habitudes alimentaires et de styles de vie (tabac, alcool, etc.). Il est ensuite reçu pour qu’on lui fasse son bilan de santé et lui établir un plan de réduction des risques. Enfin, en fonction de son profil de risque, chaque personne choisit un programme approprié. Des psychothérapies et des techniques de relaxation sont par ailleurs recommandées.
Les résultats sont impressionnants: les employés encouragés à abandonner leurs habitudes tabagiques ont passé deux fois moins de jours à l’hôpital que les fumeurs, tandis que leurs coûts de santé ont été de 20% inférieurs; de même, les employés ayant adopté un programme d’exercice physique ont passé deux fois moins de jours à l’hôpital que les employés sédentaires; ceux qui ont adopté un programme de santé cardio-vasculaire ont obtenu des résultats similaires. Mais, souligne le Dr Stora, de tels programmes ne sont efficaces que si la société prend des mesures au niveau de son organisation: celle-ci doit aussi être repensée, en particulier le style de leadership, ainsi que la participation des employés au processus de décision et la redistribution du pouvoir. Or de telles actions sont délicates dans leur application et peuvent remettre en question la culture et l’identité de l’entreprise. Mais elles sont indispensables car il s’agit de replacer la gestion du stress organisationnel dans le cadre de la stratégie globale de l’entreprise. Les actions doivent donc également porter sur le déroulement des carrières et la mise en place de programmes de formation, ainsi que sur l’amélioration de la qualité de l’environnement de travail, de la stratégie de communication interne, et d’une écoute plus attentive des plaintes du personnel.
(2) Le stress, par Jean Benjamin Stora, collection «Que sais-je?», Presses universitaires de France, 1993.