La prochaine décennie devrait connaître une sorte de normalisation du cycle économique, avec un taux d’inflation plus élevé entraînant le relèvement des taux d’intérêt, estime Christophe Donay, de Pictet Wealth Management

Christophe Donay est responsable de l’allocation d’actifs et de la recherche macroéconomique et stratégiste en chef chez Pictet Wealth Management, la division de gestion privée du groupe Pictet, dont le siège est à Genève. Pictet compte parmi les principaux acteurs indépendants de la gestion d’actifs en Europe, avec plus de 4000 employés, dont près de 900 professionnels de l’investissement, présents sur 26 sites dans le monde. Ses fonds sous gestion ou en dépôt s’élevaient à fin septembre 2016 à 451 milliards de francs. Ses activités sont la gestion de fortune, la gestion d’actifs, l’asset servicing qui inclut les prestations de banque dépositaire et d’administration de fonds de placement ainsi que les services destinés aux gérants indépendants, les investissements alternatifs et le négoce. Le groupe n’offre en revanche aucun service de banque d’affaires ou de crédit.

Dans les prévisions de croissance économique que vous avez publiées en fin d’année dernière pour 2017, les Etats-Unis vont continuer à jouer le rôle de locomotive à l’échelle mondiale. Quelles sont vos hypothèses pour établir un tel scénario?

Nous tablons effectivement sur une croissance économique réelle aux Etats-Unis de l’ordre de 2% pour cette année. Elle pourrait atteindre des niveaux beaucoup plus élevés, jusqu’à 4%, si la politique économique de l’offre envisagée par le candidat Trump était mise en œuvre in extenso. Plus précisément, outre les dépenses d’infrastructures, ce programme prévoit des baisses significatives d’impôts pour les ménages et surtout les entreprises, ce qui serait très favorable pour la croissance. Il existe évidemment des inconnues quant à savoir jusqu’où ira le nouveau locataire de la Maison-Blanche en matière de lutte contre l’immigration et en faveur du protectionnisme. Par ailleurs, il faut faire entrer dans l’équation le degré d’acceptation du Congrès de cette nouvelle politique. L’élection présidentielle américaine pourrait constituer un point de rupture économique, que nous appelons «changement de régime», car une telle politique économique modifierait la dynamique à long terme.

Quel est ce changement de régime que vous évoquez?

Nous estimons que nous sortons d’une période de huit années de désinflation consécutive à la crise de 2008, après avoir frôlé la dépression en 2009. L’économie mondiale serait donc entrée dans une phase de reflation, c’est-à-dire de remontée du prix des actifs et d’un taux d’inflation plus élevé que ce que l’on a connu depuis 2008. Les inflations totale et sous-jacente repartent partout dans le monde, sauf au Japon, sous l’impulsion notamment de la hausse des cours des matières premières. Aux Etats-Unis et en Chine, l’augmentation des salaires y contribue, de manière plus marquée qu’en Europe.

Qu’est-ce qu’implique la remontée de l’inflation?

Cela devrait se traduire, pour la prochaine décennie, par une sorte de normalisation du cycle économique. Ce qui devrait entraîner également le relèvement du niveau des taux d’intérêt pour refléter progressivement celui de la croissance économique nominale, dont il a divorcé depuis de nombreuses années. L’effet devrait être d’autant plus grand que la reprise s’accélère, alors que l’écart entre les taux d’intérêt et la croissance nominale se réduit.

Ce mouvement s’opère après que la Réserve fédérale a cessé, depuis environ deux ans, ses opérations de quantitative easing (QE), c’estàdire d’achats massifs d’obligations, notamment de dérivés de crédit, tandis qu’elle ne baisse plus ses taux d’intérêt et a même commencé à les remonter. On a donc également un changement de régime dans la politique monétaire américaine. Ce qui n’est pas encore le cas de la Banque centrale européenne et de la Banque du Japon, qui continuent leur politique de QE, tandis que la Banque nationale suisse poursuit ses interventions pour lutter contre le renforcement du franc. La désynchronisation des cycles économiques des principales zones économiques conduit à un décalage des politiques monétaires et économiques de façon plus générale.

La baisse de la fiscalité promise par le nouveau président, couplée à des dépenses d’infrastructures massives, n’est-elle pas dangereuse en regard d’une dette publique qui atteint aujourd’hui environ 20 000 milliards de dollars?

Sur le sujet de la dette publique, il faut considérer ses deux aspects. D’une part, son niveau, d’autre part, sa dynamique. En moyenne, la dette est d’environ 100% du PIB dans les pays développés. Est-ce trop élevé pour faire de la relance? Le point de vue qui a prévalu dans les pays européens en faveur de l’austérité, dans l’idée de faire reculer les montants de la dette publique, s’est avéré très néfaste, comme on l’a vu, en asphyxiant la croissance. Les politiques économiques keynésiennes ont atteint leurs limites.

Mais si l’on adopte une autre grille de lecture, on peut sortir de l’impasse. Dans ce cas, la politique de relance doit favoriser l’investissement, l’offre en d’autres termes. En passant d’une vision keynésienne à une approche néoclassique, une politique de l’offre apparaît nécessaire. Le pari d’une telle politique est de creuser le déficit public dans un premier temps, augmentant par là la dette, pour générer de la croissance et accroître les recettes dans un deuxième temps. Il s’agit donc d’enclencher une croissance vertueuse qui s’entretiendrait d’elle-même. Cette politique de relance serait d’autant plus nécessaire que la politique monétaire a montré qu’elle ne pouvait à elle seule faire repartir l’économie sur des bases solides.

Quelles sont vos perspectives de croissance hors des Etats-Unis?

Chaque cas est différent. Si l’on prend l’Europe, on constate qu’elle est à la remorque des Etats-Unis, du point de vue tant économique que de politique monétaire. Son niveau de chômage est plus élevé, sa croissance est plus basse, tandis que sa reflation est de moindre ampleur. Le régime de croissance des économies européennes s’avère donc inférieur à celui des Etats-Unis, en raison d’une dynamique d’innovation plus faible de ce côté-ci de l’Atlantique. La Suisse fait exception de ce point de vue.

En Asie, le Japon reste englué dans un cycle économique qu’on pourrait presque qualifier de déflationniste, avec une croissance et une inflation atone depuis presque trois décennies. On n’imagine pas qu’il sorte de l’ornière de sitôt.

Quant à la Chine, pour prendre une économie encore émergente, elle est en phase de transition depuis plusieurs années et le sera encore pendant quelques années. Elle ne peut ainsi plus afficher des rythmes de croissance annuelle de l’ordre de 10 à 12%, en raison de sa taille et de la maturation de son économie. Le rythme de croissance devrait converger dans les cinq prochaines années vers une croissance de 4,5%. Les autorités chinoises doivent donc gérer la transition, sans chocs, c’est-à-dire sans crise économique ou récession, en appliquant une politique de «stop and go». En d’autres termes, elles font des dépenses d’infrastructures et injectent des liquidités pour relancer l’économie en cas de ralentissement et inversent la manœuvre quand elle commence à s’emballer. La Chine ne parvient cependant pas à juguler son excès de crédit, qui se dirige dans l’immobilier et dans l’investissement productif. Ce dérapage se traduira un jour ou l’autre par une crise. Sans doute pas cette année, tant que les responsables chinois disposent encore d’une marge de manœuvre pour faire de la relance.

Comment voyez-vous évoluer le dollar dans ce nouvel environnement?

C’est haussier pour le dollar parce que les resserrements de la politique monétaire américaine n’ont pas d’équivalent au Japon, en Suisse, en Grande-Bretagne ou en Europe dans l’eurozone. Il y a donc un différentiel de taux d’intérêt, ainsi qu’un différentiel de croissance qui pousse le billet vert à la hausse. Les capitaux étrangers devraient donc être attirés par le secteur privé pour financer ses investissements et alimenter la reprise. On pourrait donc reproduire la forte croissance des années 1990, dont le cycle d’investissement avait été grandement financé par des apports de capitaux étrangers, qui avaient nettement renforcé le dollar. Ce qui est évidemment très différent d’apport de capitaux destiné à financer le déficit public.

Mais cette hausse du billet vert ne va-t-elle pas pénaliser l’économie américaine sur les marchés extérieurs?

Certes. Mais il faut faire des choix et un arbitrage entre croissance interne et externe. Par ailleurs, il faut souligner que les Etats-Unis n’exportent que 11% de leur PIB, tandis que les importations, qui coûteront moins cher en raison d’un dollar renforcé, en représentent 22%. Par comparaison, l’impact sur l’économie américaine sera donc très différent de celui de l’envol du franc pour la Suisse, par exemple, qui exporte plus de 50% de son PIB.

Sur la base de votre scénario macroéconomique, comment devraient se comporter les principaux marchés d’actions?

Cet environnement est porteur pour les actions, notamment pour les pays développés, avec le cœur de la bataille aux Etats-Unis, puisque la croissance américaine jouera son rôle de locomotive, sous l’effet de la reflation. L’impact sera d’autant plus fort si le programme de politique économique de l’offre envisagé par le candidat Donald Trump est véritablement appliqué.

La reflation est d’autant plus favorable aux actions qu’elle devrait s’accompagner, selon nos prévisions, d’une croissance des bénéfices à deux chiffres, après plusieurs années décevantes. Par exemple, en 2016, la croissance des profits a été nulle pour les grandes entreprises américaines et européennes cotées dans les grands indices, alors que le consensus des analystes tablait sur une progression d’environ 12% en début d’année.

Ces résultats médiocres s’expliquent par les deux raisons suivantes. Tout d’abord, l’effondrement du prix des matières premières, notamment du pétrole, a mis le secteur de l’énergie en perte. Ensuite, les marges des sociétés, en Europe notamment, sont restées très basses, voire en baisse, en particulier dans le secteur bancaire, qui est resté sous pression.

Pour 2017, le redressement des cours des matières premières et du pétrole, dont on anticipe un prix avoisinant les 55 dollars le baril, devrait avoir un énorme impact sur le secteur énergétique américain, avec une hausse de 300% des profits. Le secteur bancaire devrait également tirer son épingle du jeu, en poursuivant sa restructuration. Aux Etats-Unis, le crédit connaît une croissance forte, tandis qu’il redémarre seulement en Europe, après plusieurs années de contraction. Les banques devraient également profiter de la remontée des taux d’intérêt, qui leur permettrait d’accroître leurs marges.

On sait que les prévisions en matière d’évolution des prix du pétrole ne sont souvent guère fiables. Quelle est la qualité des vôtres dans ce domaine?

Il est vrai qu’elles manquent de fiabilité, surtout lorsque des facteurs géopolitiques entrent en jeu, comme cela a été le cas lorsque le prix du pétrole est tombé à 25 dollars le baril. Mais ces éléments ont aujourd’hui disparu, laissant une place plus importante aux mécanismes de fixation des prix du pétrole suivant la loi de l’offre et de la demande, aboutissant à des prix plus élevés qu’en 2016. Là aussi, un changement de régime se met en place.

Quels seraient les autres secteurs qui devraient bénéficier le plus du changement de régime que vous évoquez?

Plutôt que de parler en termes de secteurs, qui sont devenus très hétérogènes, je préfère l’approche thématique. Dans ce cadre, pour 2017, nous privilégions les titres value – bon marché – et cycliques, qui devraient logiquement profiter du retournement de cycle économique et du changement de régime que nous prévoyons. A l’inverse, les actions défensives et les titres de qualité, qui ont bénéficié jusqu’ici d’un environnement de taux d’intérêt bas, devraient sous-performer.

Vous comptez sur la hausse des marchés des actions surtout aux Etats-Unis, alors que vous anticipez également la remontée des taux longs, qui fait en principe baisser la bourse. N’est-ce pas incohérent?

Il est vrai que la théorie nous enseigne que la hausse des taux d’intérêt se traduit par une baisse de la valorisation des actions. La pratique n’a pas toujours respecté la règle. Etant donné le mouvement de hausse des profits anticipés et la reflation de l’économie mondiale, on s’attend au maintien des niveaux de valorisation actuels. Si c’est le cas, le potentiel de hausse des actions s’avère égal à celui de la croissance des profits. Cette prévision pourrait s’embellir selon l’application du programme économique de l’administration Trump, avec un potentiel de hausse sensiblement plus fort. A moins que le nouveau président ne suive une politique protectionniste et anti-immigration, qui serait alors de nature à faire baisser le marché.

En revanche, les obligations ne vont-elles pas forcément être touchées par la remontée des taux longs?

En effet, ces conditions s’avèrent négatives, puisque la montée des taux longs fait mécaniquement baisser la valeur des titres à revenus fixes. Ce qui constitue un énorme changement de régime pour les obligations. On peut en effet rappeler que de 1981 à 2016, soit sur une période de 37 ans, les taux ont baissé au cours de 31 années. Ce qui a eu pour effet de faire monter la valeur des obligations, générant une rentabilité nominale moyenne, coupon inclus, de 9% par an. La probabilité que les obligations dégagent une rentabilité nettement inférieure à ce niveau est donc extrêmement élevée. Par exemple, si les taux d’intérêt montent et convergent vers la croissance nominale, l’amélioration du coupon va s’accompagner de la destruction de valeur des obligations. Dans un tel cas de figure, la combinaison de ces deux facteurs devrait produire une rentabilité de 2,2% par an, selon nos modèles, dans les dix années qui viennent, soit quatre fois moins que dans le passé. Il s’agit donc là d’un vrai changement de régime pour l’investisseur et pour l’allocataire d’actifs.

Justement, en termes d’allocation d’actifs, de quelle manière ce changement de régime se traduit-il?

De manière très importante. On peut tout d’abord rappeler que l’investissement en obligations a pour objectif de diversifier le portefeuille et de se protéger en cas de baisse du marché des actions. Cette diversification n’est cependant pas gratuite, puisque les titres à revenus fixes vont perdre de la valeur lorsque monte le marché des actions. Or ce mouvement de balancier ne s’est pas produit au cours de cette période de 37 ans, puisque les obligations, qui auraient dû baisser lors de la montée des actions, n’ont cessé de progresser. Ce phénomène s’explique par le recul continu de l’inflation depuis 1982: elle est passée de 12% par an à moins de 1%, tirant les taux longs vers le bas.

Il en résulte que pendant presque quatre décennies, la diversification n’a plus constitué un coût, mais bel et bien un gain. Ainsi, pendant toute cette période, les investisseurs ont été rémunérés pour se protéger, au lieu de payer! L’expression «avoir le beurre et l’argent du beurre» prend dans ce cas tout son sens. Mais on est sans doute revenu dans le schéma traditionnel où la hausse du marché des actions doit s’accompagner d’une baisse des obligations. En d’autres termes, la diversification a de nouveau un coût, et il est bien plus élevé qu’auparavant. En termes d’allocation d’actifs, cela va impliquer de profonds changements.

Si l’on prend par exemple un portefeuille équilibré, qui contenait traditionnellement 60% d’actions et 40% d’obligations, le coût de la protection lié aux obligations s’avère aujourd’hui prohibitif. On est donc obligé de s’éloigner de cet équilibre pour se rapprocher d’un style d’investissement qui ressemble à celui des caisses de pension. Il s’agit donc de partager le portefeuille en trois tiers, soit un tiers en actions, un tiers en obligations et le dernier tiers en actifs illiquides ou quasi illiquides. Dans cette catégorie, on met principalement le private equity, et le private equity immobilier, sous forme de fonds de fonds, pour procéder à une diversification à tous les étages.

Mais si l’on s’attend à une hausse des taux d’intérêt et donc à une baisse des obligations, est-ce vraiment une bonne idée d’investir jusqu’à un tiers du portefeuille dans cette catégorie de titres?

Dans ce tiers de portefeuille, il n’y a pas que des obligations d’Etat, et leur part est nettement moindre qu’auparavant, pour garder un minimum de protection. Pour les autres composantes obligataires, il faut aller chercher du rendement sur des titres plus risqués, dans la catégorie «investment grade», dans les obligations à haut rendement, ou encore sur les marchés émergents.

Pour le choix des devises, outre le dollar sur lequel vous êtes très optimistes, quels seraient les candidats les plus intéressants à faire entrer dans un portefeuille?

Les autres devises qui peuvent s’avérer intéressantes sont celles qui bénéficient de fondamentaux solides, avec des comptes courants excédentaires. Mais cela ne suffit pas. Car si vous achetez par exemple du franc suisse, vous allez être pénalisé par le taux d’intérêt négatif qui s’établit actuellement à hauteur de 0,75% par an. C’est pourquoi il faut que la devise présente un taux de rémunération qui soit attractif, comme c’est le cas par exemple de la couronne norvégienne. Deux autres devises sont attractives par leur rémunération sans pour autant bénéficier de fondamentaux aussi solides: le dollar australien et le dollar néo-zélandais.