Chaque année, l’absentéisme dû au stress coûte près de 250 milliards de dollars rien qu’aux États Unis… Et L’Europe n’est pas épargnée par ce fléau. Mais des solutions très concrètes existent pour en réduire la gravité.
Comme chaque année, le Congrès sur le stress de Montreux réunit les meilleurs spécialistes mondiaux de ce mal dont les contours commencent à être de mieux en mieux cernés, et en particulier sur le lieu de travail. Parmi ces spécialistes, le Suédois Lennart Levi, considéré comme « le père du stress au travail ».
PME La Suède, dont vous êtes originaire a l’image d’un pionnier en matière de réorganisation des processus de production pour motiver le personnel. L’exemple de Volvo cassant les chaînes de montage pour créer des groupes de travail autonomes est encore dans toutes les mémoires. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Lennart Levi : Si Volvo, ainsi que Saab, ont effectivement joué un rôle de pionniers dans la création de groupes autonomes d’ouvriers assemblant des automobiles, cette délégation de responsabilités a été incomplète, car elle s’est réalisée de manière paternaliste : c’est le management qui indiquait aux employés ce qu’ils avaient à faire. En revanche, le groupe helvético-suédois ABB est allé nettement plus loin dans ce processus : la société formule des objectifs et laisse ensuite les employés décider par eux-mêmes de l’organisation la plus efficace à mettre en place. Et cela marche de manière fantastique, car cette nouvelle organisation permet au personnel de se sentir non seulement plus à l’aise dans son entreprise, mais aussi d’être plus productif. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette idée a été encouragée par les responsables d’ABB qui la considèrent comme un avantage compétitif pour l’entreprise. C’est ainsi qu’un département d’ABB (Brown Boveri), qui était au bord du gouffre, a réussi à réduire les délais de livraison de 50% en appliquant les conseils publiés par l’OMS et le BIT, comme responsabiliser les employés ou améliorer les relations humaines au sein de l’entreprise.
PME Concrètement, comment les gens qui bénéficient de cette nouvelle liberté s’organisent-ils ?
L. L. : Prenez par exemple une équipe chargée de produire un enregistreur comme celui que vous utilisez, où chaque employé monte chacun un de ses éléments. Avec la liberté donnée à l’équipe, la rotation des tâches est alors rendue possible. Pour pouvoir occuper une autre place dans le processus de montage de l’appareil, l’employé aura besoin d’un complément de formation, de manière à en savoir plus sur le micro, sur les bandes, sur le boîtier… Ainsi, l’employé pourra améliorer son niveau de compétence tout en pouvant s’arranger pour occuper la position qui lui convient le mieux, en fonction de son état physique ou psychique. Il pourra ainsi demander à l’un de ses collègues de le remplacer à son poste, s’il se sent sans énergie ce jour-là, pour prendre la sienne, en s’engageant à le lui rendre le jour suivant. Sans que cela nuise à sa carrière ou à son salaire. Les gens travaillent ensemble, s’entraident, collaborent.
PME Cette vision des choses n’est-elle pas quelque peu utopique et peut-elle s’appliquer à l’ensemble du personnel d’une entreprise ?
L.L. : Ce n’est pas utopique de traiter les gens en adultes ! Mais il est vrai que vous ne
pouvez appliquer cette nouvelle organisation du travail pour les 240’000 employés d’ABB en
une seule séquence. Vous devez commencer par quelques départements, en accroissant
progressivement le niveau de compétence des employés et en les encourageant.
PME Est-ce que cela signifie que le personnel accédant à l’autonomie au sein de l’entreprise doit être très bien formé et très compétent ?
L.L. : Tout à fait ! C’est d’ailleurs le point relevé par le patron d’ABB en Suède, qui affirme que si le groupe ne peut plus aujourd’hui offrir un emploi à vie, il garantit en revanche une « employabilité » à vie. C’est-à-dire qu’il permet à l’employé de rester attrayant sur le marché du travail, grâce à son niveau de compétence accrue, et donc de retrouver du travail.
PME : Avez-vous l’impression que les entreprises ont, d’une manière générale, pris conscience des problèmes liés au stress en leur sein et de la manière de réorganiser le travail pour en réduire l’incidence sur la productivité ?
L. L. : Oui sur le long terme, mais pas toujours sur le court terme. Par exemple, ce n’est pas une priorité pour une entreprise qui se bat pour sa survie. Ce qui est d’ailleurs une erreur, car il serait beaucoup plus productif d’associer le personnel aux problèmes du management, en essayant, ensemble, de trouver des solutions.
PME Beaucoup d’entreprises, notamment en Suisse, ne semblent toutefois guère prendre au sérieux l’importance du problème sur le lieu de travail et tendent à minimiser son impact sur la santé.
L. L. : Le fait est pourtant démontré de multiples manières et bénéficie de la caution de l’Organisation Mondiale de la Santé, des organisations médicales de l’ONU, de l’Organisation Internationale du Travail et de l’Union Européenne, qui sont toutes d’accord sur ce point. Le phénomène est d’ailleurs connu depuis longtemps, mais la manière de s’y attaquer a beaucoup évolué. C’est ainsi qu’il y a une trentaine d’années, les ouvriers des fabriques comme celles d’Oméga ou de Jaeger-Lecoultre, passaient des heures à travailler sur des détails extrêmement fins. Ce qui les obligeait à une très intense concentration provoquant une grande fatigue des yeux et des maux de tête. Pour calmer ces douleurs, les employés reçurent pendant des années des tablettes de Saridon, un médicament qui, sur le long terme, attaque les reins ! Le problème était donc résolu, mais d’une manière destructive, au lieu de s’attaquer à la source, c’est-à-dire en améliorant l’environnement de travail, en donnant plus de lumière, ou en accordant aux employés plus de temps pour se détendre. À noter que les horlogers ont depuis longtemps abandonné ces pratiques nocives pour la santé de leur personnel.
PME Ce dernier exemple ne tendrait-il pas à démontrer que les maladies liées au stress sont, dans les pays développés, en voie de résolution avec l’amélioration des conditions de travail et la réduction des horaires enregistrées au cours de ces dernières décennies ?
L. L. : Le stress d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui ! Car si le temps passé au travail n’a effectivement pas cessé de diminuer, la vélocité du changement des modes de production n’a jamais été aussi rapide, sous la pression du changement technologique. Or, c’est là l’une des grandes sources de stress au travail. Comme le montre la dernière étude publiée sur ce phénomène par la Fondation européenne au début de 1996 sur les transformations de l’économie du Vieux Continent : on passe d’une économie industrielle à une économie de service, avec ses multiples conséquences sur les profils des postes de travail. C’est ainsi qu’un tiers des employés utilisent des ordinateurs, et que près de la moitié des travailleurs ont des emplois en contact permanent et direct avec les clients et les patients, tandis que de nouveaux modèles de management se sont mis en place : le travail en équipe, le « just-intime » et le « total quality management ». En même temps, le profil de la main-d’oeuvre s’est également transformé en raison du vieillissement démographique et de la croissance rapide du nombre des femmes sur le marché du travail. Par ailleurs, la relation traditionnelle qui liait les employés et les employeurs est lentement en train de disparaître, avec des contrats de travail temporaires toujours plus nombreux, dans un environnement marqué par un taux de chômage qui reste à un niveau très élevé.
PME En parlant de chômage, comment jugez-vous l’impact des licenciements massifs, qui se sont récemment multipliés en Suisse, sur le personnel restant dans les entreprises ?
L. L. : C’est très néfaste. Car si vous effrayez vos employés, vous ne les rendrez pas plus productifs : quelqu’un qui a peur n’est pas créatif. En outre, cette personne ne voudra plus vous dire la vérité, mais va la travestir en vous disant ce que vous avez envie d’entendre. Or, pour diriger efficacement son entreprise, le dirigeant a besoin de feed-back correspondant à la réalité. Plutôt que de jeter des gens à la rue, les entreprises devraient s’inspirer de l’exemple d’ABB, en fournissant aux personnes qui seront licenciées les compétences pour retrouver du travail, mais pas forcément dans leur secteur d’origine.
PME Croyez-vous vraiment que cela suffise pour résoudre les problèmes du chômage, particulièrement important en Europe ?
L. L. : Il est vrai que c’est un problème difficile ! Dans l’Union Européenne, il y a 18 millions de chômeurs. Mais, simultanément à cette masse de chômeurs, vous avez beaucoup de gens qui sont surchargés de travail. Ce qui est aberrant. C’est pourquoi il est nécessaire de recréer le marché du travail pour l’adapter à une situation nouvelle. Et cela, c’est l’affaire des gouvernements centraux et locaux. Vous ne pourrez résoudre les problèmes du XXIe siècle avec les solutions du XIXe siècle. On notera d’ailleurs que l’on compte autant de victimes du stress chez les employés surchargés que chez les chômeurs. Dans ces conditions, pourquoi ne pas prendre un peu de travail aux uns pour le redonner aux autres ?
PME Quelles recommandations concrètes donneriez-vous à une société qui veut lutter contre le stress de son personnel ?
L.L. : J’éviterais tout d’abord de lui donner des trucs, mais seulement des recommandations générales en matière de maintien de santé, comme d’inciter à limiter la consommation de tabac et d’alcool, à éviter les excès de table ou à dormir suffisamment. En revanche, je mettrais l’accent sur les trois points suivants : il faut donner des responsabilités à ses employés et leur faire confiance. Ensuite, il faut optimiser le rendement de son personnel, et non pas le maximiser, c’est-à-dire qu’il faut en tirer le meilleur sans l’épuiser à la tâche, en le faisant travailler nuit et jour, pour le faire mourir. Troisième point, il s’agit d’améliorer, sans coûts supplémentaires, le climat social au sein de l’entreprise. Les gens sont en effet plus efficaces dans un bon environnement, comme cela a été démontré empiriquement dans diverses études. Si, au contraire, vous maltraitez votre personnel, si vous l’humiliez, je peux vous garantir l’apparition de sérieuses maladies chez vos employés. Avec toutes les conséquences négatives sur la production. Et cela, beaucoup de sociétés l’ont compris. Ce qui est bon pour les employés l’est également pour la direction.
Propos recueillis par Pierre Novello
L’homme anti-stress
Lennart Levi est l’un des plus grands spécialistes mondiaux du stress sur les postes de travail. Professeur honoraire du département de recherche sur le stress de l’Institut Karolinska de Stockholm – qu’il a dirigé pendant 30 ans jusqu’à sa retraite en 1995 –, Lennart Levi préside le panel de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sur les risques psychosociaux, le stress et la santé au travail ; le Comité européen pour la prévention des risques liés à l’activité professionnelle ; et la section des maladies psychiatriques liées aux postes de travail de l’Association psychiatrique mondiale.
Lennart Levi préside également le premier comité d’experts de l’OMS sur les questions d’environnement et de santé depuis 20 ans. Il est devenu l’une des figures-clés de l’OMS, de l’Organisation Internationale du Travail et de l’Union Européenne dans le champ du stress au travail. Lennart Levi a publié près de 300 publications scientifiques dans une douzaine de langues qui ont influencé les décideurs dans de nombreux pays. En 1993, il a reçu le prix Hans Selye pour ses contributions sur la recherche sur le stress.
Attention au lundi, c’est le jour des attaques cardiaques !
Aux États-Unis, le coût particulièrement élevé du stress (près de 250 milliards de dollars par an), s’explique non seulement par les dépenses médicales, mais aussi avec les frais d’avocats, la diminution de la productivité, les primes d’assurances, etc. En 1992,78% des Américains percevaient leur travail comme stressant. En 1983, ils n’étaient que 55% à s’exprimer dans ce sens.
Comme l’explique Paul Rosch, coprésident du Congrès sur le stress et président de l’American Institute of Stress : « Plus d’un million d’Américains ne peuvent se rendre quotidiennement à leur travail en raison de troubles liés de près ou de loin au stress ! De nombreuses études montrent que la majorité des travailleurs souffrent de problèmes liés au stress. Il est prouvé par exemple que le lundi est le jour où les attaques cardiaques sont les plus fréquentes. La situation actuelle entraîne non seulement des problèmes de santé pour les travailleurs, mais aussi une diminution de la productivité et du chiffre d’affaires des entreprises. D’où la nécessité de mettre sur pied des programmes de prévention du stress. Ceux-ci ont un double effet : ils améliorent la santé des employés au travail et augmentent les bénéfices de l’entreprise. »
« A noter, poursuit Paul Rosch, que le stress est indispensable à la vie. Mais qu’il ne faut pas dépasser un seuil critique. Ce qui peut être source de stress pour un individu ne l’est pas forcément pour un autre. Ainsi, il n’y a pas de travail stressant et de travail non stressant. Le stress est avant tout une question de perception et de réaction à un événement ou à une situation. »
Dans l’étude de la Fondation européenne publiée l’an dernier (Paoli 1996), il ressort que 45% des 147 millions de travailleurs au sein de l’Union Européenne disent avoir des activités monotones ; 44% ont toujours la même activité ; 50% ont des activités qui se répètent de manière très rapprochée ; 35% n’ont aucune influence sur l’ordre des travaux ; 28% n’ont pas d’influence sur le rythme de production ; 54% travaillent à un rythme très rapide ; enfin, 56% sont soumis à des délais très serrés. De plus, 30% se plaignent de maux de dos, 28% de stress, 20% de fatigue, 17% de douleurs musculaires et 13% de maux de tête.
Comment améliorer les conditions de travail
• Accorder un laps de temps suffisant pour que la performance soit satisfaite.
• Donner une description claire du travail.
• Récompenser une bonne performance.
• Prévoir des espaces de parole, les utiliser rapidement et sérieusement.
• Harmoniser responsabilité et autorité.
• Préciser les objectifs et les valeurs de l’entreprise, les adapter à ceux des employés dans la mesure du possible. Pourquoi travaillons-nous ? Quels objectifs communs visons-nous ?
• Encourager le contrôle des employés sur le produit (biens et services) et leur fierté.
• Encourager la tolérance, la sécurité, la justice au travail.
• Éliminer les expositions physiques dangereuses.
• Identifier les échecs et les succès, leurs causes et leurs conséquences, apprendre à éviter les échecs, faire connaître les succès, tirer profit de l’expérience.