Le spectaculaire rachat du géant alimentaire Kraft par Philip Morris a mis en lumière la stratégie du numéro un du tabac aux États-Unis pour accroître sa diversification dans le secteur alimentaire. Ce qui lui permet de réduire ainsi sa dépendance à l’égard d’une industrie toujours plus mise en cause par les milieux anti-tabac américains. Au retour d’un voyage de presse aux États-Unis, notre envoyé spécial aborde successivement, au cours de trois articles, la vigueur des campagnes anti-tabac aux États-Unis, l’importance économique que revêt cette industrie dans certaines régions de ce pays, et enfin les efforts de Philip Morris pour se développer en dehors du tabac (Réd.).
Les fumeurs sont-ils une espèce en voie de disparition à New York ? C’est la question que l’on peut sérieusement se poser lorsque l’on débarque dans cette mégalopole, qui compte désormais une nouvelle minorité opprimée, les consommateurs de tabac. Les interdits vous assaillent dès que vous vous décidez à monter dans un des fameux taxis jaunes qui appartiennent au paysage new-yorkais : fumer est en effet totalement prohibé à bord de ces véhicules. Aussitôt arrivé à destination, le fumeur pourra enfin satisfaire son envie, en allumant une cigarette. Mais son plaisir risque d’être de courte durée, puisque l’interdiction a été étendue à de nombreux lieux publics, comme les réceptions d’hôtel. Dans les restaurants, le fumeur en état de manque devra demander à être placé dans la zone fumeur pour être autorisé à consommer sans crainte sa cigarette.
À cette pression sociale contre les fumeurs aux États-Unis s’ajoute une pression psychologique que traduisent les mises en garde du « Surgeon General », qui s’étalent en noir sur blanc sur les affiches publicitaires de telle ou telle marque de cigarettes.
Une des versions de ces avertissements, imposés par la loi, vous indique que « fumer provoque le cancer du poumon, des maladies cardiaques, de l’emphysème et peut compliquer la grossesse ».
Un « vice » difficile à vivre
Même si le fumeur américain persiste dans son « vice », et s’isole pour goûter en toute tranquillité aux joies du tabac, il sera encore poursuivi par les mises en garde musclées des autorités médicales, qui figurent sur le paquet lui-même.
Banni dans les lieux publics, le tabac l’est également dans de nombreuses entreprises ou postes de travail. Toutefois, l’interdiction de fumer ne suffit pas à faire disparaître du jour au lendemain la consommation de tabac. Pour s’en convaincre, il suffit de faire un tour dans les toilettes, enfumées, des entreprises américaines où sévit la répression anti-tabac. Ce qui doit rappeler des souvenirs d’adolescence à certains fumeurs…
Face au mouvement anti-tabac, qui est particulièrement marqué à New York, l’industrie américaine de la cigarette n’est pas restée inactive. L’Institut américain du Tabac (Tobacco Instituté), à Washington, qui regroupe les producteurs américains de tabac lutte ainsi pied à pied pour défendre les intérêts de l’industrie du tabac, Elle invoque les droits individuels des fumeurs de décider librement de leur choix, conscients des risques courus. Car, au fond, que reproche-t-on à ces malheureux fumeurs, pour qu’on les persécute de la sorte ? On les accuse de porter préjudice à la santé des non-fumeurs, comme l’affirme l’Organisation Mondiale de la Santé (voir encadré), qui sont obligés de vivre dans des atmosphères enfumées par la cigarette, le cigare où la pipe.
C’est contre cette assertion que l’Institut américain du tabac a fourni un très gros effort, afin de démontrer l’inconsistance de cette accusation. Selon cette association, le tabac ne servirait que de bouc émissaire à la défectuosité des aérations de nombreux bâtiments aux États-Unis. En effet, nous a-t-on déclaré à l’Institut américain du Tabac, à l’occasion d’un voyage de presse organisé par Philip Morris, l’augmentation de la fumée de tabac à l’intérieur de locaux mal aérés doit surtout servir à nous alerter sur d’autres substances invisibles et beaucoup, plus dangereuse qui y stagnent. La solution se trouverait donc dans l’amélioration de ces systèmes d’aération.
Toutefois, même si cette explication se révèle fondée, les industriels du tabac n’échappent pas à l’accusation de mettre en danger la santé des, fumeurs eux-mêmes, comme l’affirment les mises en garde vigoureuses du « Surgeon General », à l’instar de l’OMS.
Cependant, John Rupp, avocat du cabinet Covington & Burling ; qui défend auprès du Congrès à Washington les intérêts de Philip Morris, le plus gros producteur américain de cigarettes, considère ces avertissements comme une grossière simplification de la réalité, En effet, explique-t-il, la consommation de tabac ne conduit pas forcément à contracter telle ou telle maladie, mais augmente seulement les risques d’en être victime. Selon M. Rupp, cette habitude n’est qu’un des nombreux facteurs de risque, comme la génétique, l’alimentation etc.
Si « fumer est un choix d’adulte » comme on l’affirme à l’Institut américain du tabac, la publicité pour les produits de cette industrie est régulièrement mise en cause par l’influence qu’elle aurait sur les jeunes. Toutefois, l’organisation des industriels américaine du tabac assure que leur publicité ne s’adresse qu’aux fumeurs et qu’elle n’influence pas les jeunes dans leur décision de se mettre à fumer. D’après cet institut, le but de la publicité est
d’influencer les consommateurs de tabac à choisir une marque par rapport à une autre. D’après cette assertion, la publicité ne servirait qu’à maintenir la concurrence et à éviter de figer les habitudes sur telle ou telle marque de cigarettes.
Pour étayer ses affirmations au sujet de l’impact de la publicité sur les jeunes, l’Institut du tabac se base sur les résultats d’une enquête menée par le Children’s Research Unit de Londres : cette étude arrive à la conclusion que les jeunes se mettent à fumer par « un processus complexe impliquant une combinaison de facteurs personnels, familiaux et sociocuIturels », et où la publicité ne jouerait qu’un rôle minime.
Les arguments des fabricants de cigarettes sont cependant vigoureusement contestés par l’OMS. Dans son fascicule «brèves réponses de l’OMS à quarante questions », édité dans le cadre de la 1re journée mondiale, sans tabac le 7 avril dernier, l’OMS considère que l’industrie du tabac s’effondrerait, probablement en l’espace de 10 ans, si elle ne faisait pas de nouveaux adeptes ». L’OMS estime que la publicité ne peut donc être limitée aux fumeurs : « L’industrie du tabac a besoin de 2 à 2,5 millions de nouveaux adeptes par an pour remplacer les fumeurs qu’elle perd parce qu’ils ont arrêté de fumer ou qu’ils sont morts ». Or, ajoute l’OMS, la publicité vise également les jeunes, puisque 90% environ des nouveaux fumeurs sont des adolescents (…).»
Une violation du premier amendement
Sur le plan légal, le défenseur de Philip Morris au Congrès des États-Unis, M. Rupp estime qu’une interdiction de la publicité pour le tabac serait une violation du premier amendement de la Constitution américaine. Cet amendement garantit, en effet la liberté d’expression, qu’elle soit commerciale ou non.
En dépit des efforts de l’industrie pour contrer les campagnes anti-tabac, il n’en est pas moins vrai que depuis sept ans la consommation de cigarettes est en repli en valeur absolue aux États-Unis : c’est ainsi qu’elle a reculé de plus de 10% en 1987 par rapport à son sommet de 1981. La consommation par habitant s’est réduite encore plus fortement durant cette période, de plus de 25%, du fait de l’augmentation de la population.
Toutefois, l’industrie du tabac reste de première importance dans certaines régions de l’Est des États-Unis, comme en Virginie. Au cours du prochain article, nous aborderons l’impact de cette industrie sur la vie économique des États-Unis ; ainsi que la stratégie dans le tabac du numéro un du secteur, Philip Morris. (à suivre)
L’OMS, bête noire ides industriels du tabac
La situation des industriels du tabac est rendue très inconfortable par les prises de position de l’Organisation mondiale de la santé, qui lutte activement contre la fumée. C’est ainsi que l’organisation se propose de « faire adopter dans la plupart des Etats-Membres, des programmes nationaux de lutte contre le tabagisme ; comportant une action globale sur le plan de Ia législation, jointe à un effort sur le plan de l’éducation, qui fassent sensiblement reculer la consommation de tabac d’ici l’an 2000 ».
L’OMS justifie sa lutte par le rappel des méfaits du tabac : « On considère que le tabac est à l’origine d’au moins 80% des décès par cancer du poumon, de 75% des décès par bronchite chronique et emphysème et de 25% des décès par cardiopathie ischémique ». L’OMS met également en garde les femmes enceintes contre les effets dommageables du tabac sur le foetus.
Mais l’OMS ne limite pas son action uniquement au tabagisme volontaire, mais souligne fortement les nuisances que peut causer aux non-fumeurs la fumée du tabac, notamment les personnes âgées, les cardiaques, les asthmatiques et les sujets hypersensibles.