Le passé a fini par rattraper Larry Summers. Comme on l’apprenait ce lundi matin, le grand favori à la succession de Ben Bernanke à la tête de la Réserve fédérale (Fed) au 31 janvier prochain s’est désisté, laissant la route grande ouverte à l’actuelle vice-présidente de la Fed, Janet Yellen. L’ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton a ainsi adressé une lettre au président Obama, dont il a été le principal conseiller économique durant les deux premières années de son premier mandat pour justifier sa décision : « C’est à mon grand regret que j’ai compris que mon éventuel processus de confirmation serait acrimonieux et ne servirait ni l’intérêt de la Réserve fédérale, ni celui du gouvernement ni même ceux de la reprise économique de nation ». Retrait qui a été accepté par le président.

La pression qui s’exerçait sur Larry Summers pour s’opposer à son ambition avait atteint un point culminant ces derniers jours. En effet, une lettre ouverte de soutien à la nomination de Janet Yellen par 200 économistes venait d’être publiée, principalement des proches du parti démocrates, et notamment Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Si la lettre mettait en avant les qualités de la vice-présidente, il s’agissait surtout d’empêcher Larry Summers d’accéder à ce poste, en raison de son passé sulfureux. Non seulement son comportement a été considéré comme souvent brutal, mais surtout parce qu’il a été l’un des chantres de la dérégulation et qu’il a par ailleurs entretenu des liens jugés un peu trop étroits avec Wall Street, comme on le constate dans le fabuleux documentaire de Charles Ferguson, Inside Job (1), sur les origines et les responsabilités de chacun dans la crise qui a éclaté en 2008.

Le rôle de Larry Summers apparaît sous un jour particulièrement sombre si l’on en croit le témoignage de Brooksley Born, alors présidente de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) – qui est l’agence fédérale indépendante régulant l’achat et la vente de titres et d’options. Alors que l’administration Clinton se préparait à faire passer une de ses dernières lois, en l’occurrence la loi sur la déréglementation des produits dérivés négociés hors cote, Brooksley Born s’inquiéta des risques significatifs entraînés par la forte extension du marché des produits dérivés. Elle enclencha donc une procédure d’enquête publique, qui souleva une forte opposition des responsables de l’époque, dont celle de Larry Summers, alors secrétaire au Trésor. Il lui aurait alors téléphoné pour lui dire que treize banquiers en colère étaient dans son bureau pour réclamer sa démission! Finalement la dérégulation suivit son cours sur ces produits dangereux, ouvrant grande la porte à la gigantesque crise qui allait éclater en 2008.

La question qu’on peut se poser est de savoir comment une personnalité aussi controversée que Larry Summers a pu non seulement se retrouver le favori d’Obama à la course à la présidence de la Fed, mais aussi comment il a pu être son conseiller économique durant les deux premières années de sa présidence. La réponse, on la trouve de manière détaillée dans le dernier livre du même Charles Ferguson, prolongeant sur papier l’enquête commencée avec Inside Job. Il y brosse un portrait au vitriol de la caste financière américaine, sous le titre L’Amérique des prédateurs (2). Il en ressort que le cas Summers n’est de loin pas le seul. En fait, pour résumer le point de vue de l’auteur, on peut reprendre l’intertitre qu’il consacre à ce thème: « Le gouvernement made in Wall Street de M. Obama ». Suit une longue liste de postes attribués à des responsables issus des entreprises qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à l’ampleur de la crise, comme Goldman Sachs. En revanche, « Obama n’en a pas confié un seul aux détracteurs du système ou aux partisans d’une réforme », dont Nouriel Roubini, Paul Krugman, Joseph Stiglitz, Jeffrey Sachs, Brooksley Born ou le sénateur Carl Levin.

Tout cela paraît totalement incompréhensible. Mais, comme le montre brillamment Charles Ferguson, l’emprise du secteur financier sur le monde politique est tellement puissante qu’il est extrêmement difficile de faire changer les règles du jeu. L’auteur espérait qu’Obama profiterait de l’occasion historique de l’éclatement de la crise pour faire le ménage. Mais il n’a quasiment rien fait. Il faut reconnaître que la tâche est d’autant plus ardue que les milieux académiques américains eux-mêmes n’échappent pas au travail de sape des lobbies financiers. Dans Inside Job, Charles Ferguson interroge des professeurs d’économie d’université très influents sur leurs multiples mandats, qui leur assurent de très grasses rémunérations, et comment ils en gèrent les conflits d’intérêt potentiels. Les réponses embarrassées, indignées ou parfois (faussement?) naïves, constituent un véritable morceau d’anthologie. Ce serait presque drôle si ce n’était aussi grave.

(1) Inside Job (DVD), Sony Pictures, 2011

 (2) L’Amérique des prédateurs, par Charles Ferguson, JC Lattes, 2013