Alors que la situation dans l’Est de l’Ukraine ne laisse pas d’inquiéter à la suite de l’intervention de séparatistes pro-russes, Vladimir Poutine semble maître du jeu. Pourtant, comme le relève une analyse de Sylvie Kaufmann du journal Le Monde et publiée ce matin dans Le Temps, le président russe n’a peut-être pas toutes les cartes en mains. En effet, les prévisions de croissance pour 2014 ont été abaissées de 2,5 % à 0, 5 %, tandis que la fuite des capitaux pourrait atteindre 100 milliards de dollars, voire 150 milliards en cas d’aggravation de la crise ukrainienne.
Cette situation semble s’inscrire dans le cadre théorique décrit par Barry Eichengreen, économiste de Berkeley, connu sous le nom de piège du revenu intermédiaire. Ce modèle montre comment une forte croissance peut être bloquée lorsque le PIB annuel par habitant atteint une fourchette comprise entre 10’000 et 11’000 dollars, ou entre 15’000 et 16’000 dollars. Pour dépasser ces seuils, il faudrait se lancer dans des réformes en profondeur. Or la Russie, avec ses 14’000 dollars de PIB annuel par habitant, semble bel et bien prise dans ce piège, selon l’article pré-cité. Mais est-ce vraiment le cas?
S’il est vrai que les recettes d’exportation, des contributions publiques et du budget national de ce pays gigantesque sont dominées par le pétrole et le gaz, il faut savoir que la consommation intérieure représente aujourd’hui plus de la moitié du PIB russe, comme l’expliquait Anna Väänänen, analyste sur les marchés émergents auprès de Credit Suisse, dans un article publié en début d’année dans Le Temps. De nombreux secteurs d’activité laissent par ailleurs entrevoir un fort potentiel de croissance, notamment dans le commerce de détail où plus de la moitié de la distribution se fait encore dans de petites boutiques ou sur des marchés en plein air. De même, le secteur immobilier recèle un potentiel considérable, avec une part d’hypothèques de seulement 4 % rapportée au PIB, contre 20 % en Pologne. Les technologies de l’information, quant à elles, sont les plus dynamiques, grâce à l’excellente qualité de l’enseignement des mathématiques héritée de l’ère soviétique.
Par ailleurs, l’analyste de Credit Suisse rappelle le manque de concurrence sur ce marché, qui permet d’engranger des profits élevés. Toutefois, «l’excès de formalités administratives se révèle être un obstacle majeur pour de nombreuses entreprises étrangères». Par ailleurs, ajoute-t-elle: «Les sélectionneurs d’actions analysent et rencontrent les entreprises dans lesquelles ils investissent. Cette précision est particulièrement importante dans des pays comme la Russie, car les gestionnaires de fonds ont plus de chances d’éviter des gros problèmes de gouvernance d’entreprise.»
Cette dernière phrase, écrite avec toute la prudence requise, est cependant révélatrice d’un mal endémique de la Russie: la corruption sous toutes ses formes. Et elle est massive, comme cela a été abondamment montré dans différents reportages sur les coulisses de la construction des installations sportives pour les Jeux Olympiques de Sotchi. Le mal est d’autant plus profond qu’il ne s’agit pas seulement de quelques cas isolés, mais d’un fléau qui atteint jusqu’aux plus hauts sommets de l’État, comme le montre très crûment le documentaire choc Raids financiers à la russe, diffusé sur Arte il y a quelques semaines et que l’on peut retrouver sur Youtube. On y décrit notamment le mode opératoire des organisations criminelles qui s’emparent d’entreprises manu militari, au sens propre du terme, avec l’aval de juges corrompus qui rendent des jugements favorables à ces raiders. Et ceux qui tentent de leur résister se retrouvent parfois eux-mêmes emprisonnés pendant des années, malgré leurs multiples recours. Ou sont même assassinés. Dans un environment où les règles de droit les plus élémentaires sont pareillement bafouées, la transition vers une économie développée paraît en effet peu probable. À cet égard, l’annexion ultra rapide de la Crimée, par la force et hors de tout contrôle international, s’inscrit dans la même veine, n’augurant rien de bon pour la résolution de la crise de manière pacifique.