Quelle est la validité des expertises proférées à longueur de journées dans les tous les médias et sur tous les sujets ? Si l’expert autoproclamé du café du commerce n’a guère d’influence au-delà de son entourage immédiat – et encore ne jouit-il souvent que de sa propre estime -, il en va très différemment des experts désignés comme tel dès qu’ils accèdent à la notoriété télévisuelle en particulier. Leurs propos diffusés à large échelle prennent soudain une autre dimension. Malheureusement, cette audience élargie ne s’accompagne pas d’une hausse proportionnelle dans la qualité de leurs prévisions, qui s’avèrent souvent loin des attentes. Cela, les professionnels des médias le savent bien et sont parfois capables de lever le voile, comme l’a fait la RTS, en diffusant dimanche soir (très tard…) un documentaire particulièrement instructif sur ce phénomène, dans son programme « Histoire vivante », sur son 2e canal.

Intitulée « La dictature des experts », cette émission – visible durant une semaine seulement -, très amusante, montre le peu de fiabilité des prévisions formulées dans de nombreux domaines. On ne peut toutefois jeter le bébé et l’eau du bain. Dans certains cas, les anticipations annoncées peuvent se concrétiser avec une probabilité supérieure à celle du simple hasard.

Pour faire la distinction, on peut se référer au dernier (et excellent) ouvrage* de Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie 2002 et l’un des pères de l’économie comportementale. Ainsi, ce dernier explique qu’il faut : « Un environnement suffisamment régulier pour être prévisible ; la possibilité d’apprendre de ces régularités grâce à une pratique durable. Quand ces deux conditions sont réunies, les intuitions seront probablement le fruit d’une compétence. Les échecs sont un bon exemple d’environnement régulier ; le bridge et le poker aussi. »

« En revanche, poursuit, l’auteur, les courtiers et les politistes qui se livrent à des prédictions à long terme opèrent dans un environnement à validité nulle. Leurs échecs sont le reflet de l’imprévisibilité fondamentale des événements qu’ils tentent de prédire. »

À l’intérieur d’un même domaine, les capacités prédictives des individus peuvent s’avérer très différentes, selon que l’activité permet de tester facilement ou non la validité des leurs actes, comme le montre l’auteur avec ces deux exemples : « Les anesthésistes bénéficient d’un bon retour parce que les effets de leurs actions sont rapidement évidents. Par contraste, les radiologues retirent peu d’information quant à la précision des diagnostics qu’ils font et les pathologies qu’ils ne parviennent pas à détecter. Par conséquent, les anesthésistes se trouvent dans une meilleure position pour développer des talents intuitifs utiles. »

En le disant d’une autre manière, c’est bien la conclusion à laquelle arrive William White, le chef économiste de la BRI – appelée familièrement la banque centrale des banques centrales – au moment de l’éclatement de la crise des subprimes, en 2008, dans « La dictature des experts » : « Je crois qu’au cours de ces dernières années les experts ont fait un très mauvais boulot. On croyait que l’économie était une science. En fait, elle ne l’est pas, car elle dépend trop des comportements humains. Ce serait beaucoup mieux que nous, les experts, admettions que nous en savons très peu sur le fonctionnement de l’économie ».

Ce constat peut paraître un peu déprimant, mais à l’heure où certains nous prédisent le pire, il est tout de même rassurant de savoir qu’au fond ils n’en savent sans doute pas plus que le commun des mortels…

*« Système 1 – Système 2, Les deux vitesses de la pensée », Daniel Kahneman, Flammarion, 2012