L’argent, tout le monde comprend ce dont il s’agit. Mais l’utiliser rationnellement, c’est une toute autre histoire, comme le démontre brillamment Dan Ariely, professeur d’économie comportementale de la prestigieuse université Duke (Caroline du nord), dans un petit ouvrage qui vient d’être traduit en français. En effet, sous le titre évocateur «L’argent a ses raisons que la raison ignore*», écrit avec la collaboration de l’humoriste Jeff Kreisler, les auteurs relèvent le défi, en mettant ainsi à nu les vraies motivations de nos choix financiers, et les moyens à mettre en œuvre pour mieux dépenser. L’ouvrage est d’autant plus efficace qu’il est rédigé dans un style fluide et  qu’il est bourré d’exemples rendant sa lecture très plaisante.

Coût de renoncement

A la base de cette étude, les auteurs s’appuient sur le concept clé de coût d’opportunité, si cher aux économistes. Ce terme un peu barbare devient sans doute plus éclairant lorsqu’on le traduit par coût de renoncement. Il s’agit ainsi de savoir à quoi l’on renonce chaque fois que l’on puise dans son argent pour procéder à une dépense. Pour prendre des décisions rationnelles, on devrait donc à chaque fois réfléchir aux différentes alternatives qui se présentent aujourd’hui et dans le futur. On comprend vite que c’est un exercice très difficile pour le commun des mortels, comme l’expliquent les deux auteurs : «Quand nous ne pouvons, ou ne voulons, réfléchir à nos décisions monétaires comme il le faudrait, nous nous replions sur toute sorte de raccourcis mentaux. Beaucoup de ces stratégies nous aident à gérer la complexité de l’argent, mais pas de la manière la plus désirable ou la plus logique. Et elles nous conduisent à souvent à mal évaluer les choses».

Rabais sur des prix gonflés artificiellement

Parmi les nombreux exemples illustrant les pièges mentaux et les manipulations dont les consommateurs sont souvent victimes, parfois de manière consentante, les deux auteurs reviennent sur le cas emblématique de JCPenney. Ainsi, en 2012, le nouveau PDG de cette chaîne de grands magasins américains, Ron Johnson, décide d’abandonner la politique traditionnelle de la maison de gonfler le prix de certains articles pour pouvoir proposer des rabais. Il s’agissait de distribuer des coupons, de lancer des offres spéciales et d’accorder des remises en rayons, donnant l’impression aux acheteurs qu’ils faisaient une bonne affaire. Alors qu’en réalité, les prix finaux s’avéraient du même ordre que partout ailleurs. En faisant table rase de ces pratiques douteuses, le nouveau patron proposait directement des prix «justes et carrés», selon son expression.

Manipulation plébiscitée par la clientèle

Rationnellement, la clientèle aurait dû applaudir cette nouvelle politique, plus honnête et transparente, et rendant plus faciles les choix des consommateurs. Oui, mais… nombre des clients de JCPenney ont détesté : «Ils ont abandonné la chaîne, grognant qu’ils se sentaient trompé, volés et égarés par le coût réel et authentique, et que le prix honnête, juste et  carré, ne leur plaisait pas. En l’espace d’un an, JCPenney a perdu la somme étonnante de 985 millions de dollars ; Johnson, lui, a perdu son emploi.» Epilogue, la chaîne est revenue à ses anciennes pratiques, manipulatrices, mais plébiscitées par sa clientèle.

Paiement liquide contre règlement électronique

Parmi les autres thématiques traitées dans cet ouvrage remarquable, on relèvera encore la question de la douleur liée au paiement. On sait en effet depuis longtemps qu’un moyen de paiement dématérialisé s’avère nettement moins douloureux qu’un règlement en liquide. Avec un paiement facilité, on se rend ainsi moins compte de l’impact de la dépense sur son budget. Pour les personnes les plus fragiles, cela peut s’avérer dévastateur.

Payer plus tard pousse à la consommation

Le phénomène est d’autant plus fort avec les cartes de crédit : « Leur force psychologique principale est qu’elle sépare le moment de la consommation et celui du paiement.  Et comme elles nous permettent de payer nos achats dans l’avenir (quand le paiement interviendra-t-il exactement ?), elles rendent notre horizon financier moins clair, nos coûts d’opportunité plus flous et réduisent notre douleur de payer au jour le jour. » Sans oublier les coûts plus ou moins cachés liés à ce moyen de paiement, comme ma consœur Mathilde Farine s’en faisait l’écho dans un article publié dans Le Temps le 4 juillet de l’année dernière.

L’argent a ses raisons que la raison ignore, par Dan Ariely et Jeff Kreisler, Alisio, 2019, Paris