Tout le monde sait que l’attitude face à l’argent est souvent irrationnelle. Si les praticiens du monde de la finance en étaient bien conscients depuis longtemps, ce n’est que tardivement qu’un champ d’étude universitaire est apparu il y a une quarantaine d’années, sous la dénomination d’économie ou de finance comportementale, qui a connu un grand succès. Au point que plusieurs prix Nobel d’Economie ont été décernés à leurs chefs de file, dont Richard Thaler, auquel j’avais consacré un billet à l’occasion de la sortie de son livre “Misbehaving”.  Mais cela reste parfois un peu théorique et touffu. C’est pourquoi l’ouvrage de Morgan Housel, qui est aujourd’hui associé du fonds d’investissement Collaborative Funds mais qui a été chroniqueur au Wall Street Journal et sur Fool.com (The Motley Fool), s’avère particulièrement précieux et sans doute plus proche de la réalité du terrain.

Aspects souvent contre-intuitifs

Dans une présentation très simple et une écriture alerte, reposant sur nombre d’anecdotes très efficaces, l’auteur traite dans « La psychologie de l’argent* » des aspects qu’il identifie « comme les plus importants et qui sont souvent les plus contre-intuitifs. » Et l’auteur tient son pari. En effet, il propose de multiples explications et analyses qui peuvent nourrir la réflexion, même pour des professionnels aguerris. D’autant plus qu’il se montre souvent un peu (voire beaucoup) iconoclaste en prenant le contre-pied de certains principes de base du monde de la gestion de fortune. Parmi les nombreuses pépites de ce best-seller relativement court – moins de 300 pages –, facile et agréable à lire, je me limiterai à quatre thématiques.

Raison contre rationalité

Dans le chapitre intitulé « Raisonnable plutôt que rationnel », l’auteur donne un conseil qu’il reconnaît « bien peu orthodoxe ». En effet, alors que la doxa condamne l’attachement sentimental à ses investissements – selon la formule qu’il ne faut jamais tomber amoureux d’une entreprise et de ses actions –, notre auteur estime au contraire qu’une telle attitude « froide et dépassionnée envers sa stratégie ou les titres que l’on détient – attitude rationnelle à première vue – devient un handicap si elle conduit à changer son fusil d’épaule dès que l’on rencontre des difficultés. (…) Or peu de variables financières sont plus étroitement corrélées avec la performance que le fait de rester fidèle, même quand elle se révèle moins profitable – le terme ” performance ” étant entendu au double sens du montant des gains et de la probabilité de les obtenir sur une période donnée ».

L’importance de la marge d’erreur

Dans le chapitre « La marge d’erreur », l’auteur met en évidence la nécessité de se ménager une marge de sécurité ou d’erreur, c’est-à-dire d’avoir « la sagesse de reconnaître que l’incertitude, les aléas et le hasard – les ” inconnues ” – sont omniprésents dans notre existence. » Et la seule façon de s’en accommoder « est d’agrandir l’écart entre ce que l’on croit qu’il va se passer et ce qui peut se passer, tout en essayant de garder suffisamment de forces pour reprendre le combat le lendemain. » Pour le dire autrement, l’auteur poursuit : « Le principe, c’est qu’il faut prendre des risques pour réussir, mais qu’un risque capable de provoquer votre ruine ne vaut jamais la peine d’être pris. Quand vous jouez à la roulette russe, les probabilités sont en votre faveur. Pourtant le danger encouru n’est pas à la hauteur du bénéfice potentiel. Aucune marge de sécurité ne peut contrebalancer ce risque. »

Découvrir le prix d’entrée et l’accepter

« Rien n’est gratuit », tel est le chapitre dans lequel l’auteur présente un concept très porteur : « Dans bien des affaires liées à l’argent, le secret se résume à comprendre quel est le prix d’entrée et à accepter de le payer » Ce prix, ce ne sont pas seulement des commissions et autres frais plus ou moins transparents, mais, dans l’esprit de l’auteur, il s’agit de la volatilité qui accompagne des rendements espérés élevés. Nombre d’investisseurs ne s’en rendent pas compte et « tentent un coup de haute volée : viser des rendements en or tout en esquivant la volatilité qui va nécessairement avec. » Si l’on est très discipliné, il suffit de faire preuve de patience pour passer, généralement, au travers des tempêtes boursières. « Cependant, questionne l’auteur, avez-vous une idée de la difficulté que cela représente de rester fixé sur l’horizon de long terme quand le marché s’effondre ? »

Un seul prix raisonnable ?

Dans le chapitre « Vous et moi », l’auteur propose une analyse qui me paraît très originale des comportements boursiers. « Une opinion largement répandue dans l’univers de la finance est qu’il n’existerait qu’un seul prix raisonnable pour chaque titre, alors même que tous les investisseurs ont des objectifs et des horizons temporels différents. Sous des dehors inoffensifs, cette idée est responsable de ravages incommensurables. » À l’appui de sa démonstration, l’auteur part de bulles financières passées, en particulier celle de 1999, où le titre de Cisco valait 60 dollars, soit très largement au-dessus de sa valeur fondamentale. Pourquoi donc certains investisseurs de long terme achetaient-ils quand même ce type d’actions et ceux de la Nouvelle économie, comme on disait à l’époque ? En s’adressant à ces derniers, l’auteur précise sa pensée « En regardant autour de vous, vous pouviez très bien vous dire : ” Ouh là, tous ces gens doivent avoir une info que je n’ai pas. ” Cela pouvait vous inciter à suivre le mouvement, à vous en féliciter. »

Acteurs différents sur le marché

C’était oublier qu’une partie des opérateurs n’agissait pas sur la base de données fondamentales, ni dans une perspective de long terme. On parle évidemment des day traders : « Ce que vous ne réalisiez pas, c’était que les traders fixant le cours marginal de l’action jouaient un jeu différent du vôtre. Pour eux 60 dollars était un montant raisonnable, puisqu’ils comptaient revendre leur titre avant la fin de la journée, lorsque son prix serait probablement encore plus élevé. Pour vous, en revanche, qui aviez l’intention de conserver ces actions sur une longue période, c’était la catastrophe assurée. »

*La psychologie de l’argent, par Morgan Housel, Valor Editions, 2022, Traduction de l’anglais (US) par Elise Roy.