En principe, lorsqu’on est domicilié en Suisse, on est soumis à la législation de son dernier domicile en matière successorale, donc la loi suisse. Toutefois, un citoyen étranger peut demander, par testament ou pacte successoral, à être soumis à la législation de son pays d’origine, à condition qu’il ne soit pas aussi de nationalité suisse. Cette restriction a été allégée dans le cadre de la révision de la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP) adoptée en décembre 2023, sans toutefois permettre à leurs bénéficiaires de déroger aux droits des héritiers réservataires selon le droit suisse. Cette révision entrera en vigueur au 1er janvier 2025.
Qu’est-ce qu’une succession transfrontalière ?
Avant d’aller plus loin dans les conséquences de cette réforme pour les binationaux, il faut revenir sur la réglementation des successions transfrontalières à l’échelle européenne. Comme l’explique le guide de la Commission européenne qui lui est consacrée,il s’agit d’une succession qui comprend des liens avec plusieurs pays, comme lorsque « le défunt vivait dans un autre pays que son pays d’origine, les héritiers étaient établis dans un autre pays ou le défunt possédait des biens dans plusieurs pays ».
Réglementation de l’Union européenne
Comme le rappelle Étienne Jeandin, notaire à Genève et auteur de l’ouvrage de référence « La profession de notaire* », cette réglementation, entrée en vigueur en 2015 a constitué un grand progrès : « Auparavant, les personnes concernées pouvaient être confrontées à des lois successorales issues des différents pays impliqués dans la succession, notamment en fonction du lieu de situation des immeubles à l’étranger. Heureusement, le nouveau règlement a grandement simplifié cette procédure puisque c’est en principe le pays du dernier domicile du défunt qui s’avère compétent, et qui gère donc toute la succession selon son droit civil. La Suisse en bénéficie car les pays de l’Union européenne l’appliquent également pour les pays tiers. »
Étienne Jeandin, notaire à Genève
Choix pour les étrangers
L’Union européenne accorde cependant la liberté aux personnes étrangères de demander à ce que soit appliqué le droit successoral de leur pays d’origine, même s’ils possèdent aussi la nationalité de leur pays de résidence. Ceux-ci peuvent ainsi se déterminer sur la législation de n’importe laquelle de leurs nationalités. Sur ce dernier point, la Suisse marquait sa différence. Ainsi, avant la réforme de la LDIP, les binationaux avec passeport suisse domiciliés dans notre pays ne pouvaient opter pour le droit successoral de leur autre nationalité.
Une réforme incomplète ?
Grâce à la réforme, le choix des binationaux détenteurs du passeport suisse domiciliés en Suisse s’est élargi puisqu’ils pourront dès le premier janvier prochain se décider pour le droit successoral d’une de leurs nationalités. Toutefois, l’alignement du droit civil suisse sur le droit européen s’avère incomplet, car soumis à une forte restriction en matière de respect des parts réservataires selon le droit suisse. « Cette limitation vide cette nouvelle opportunité en grande partie de sa substance, s’exclame Aubin Robert, juriste fiscaliste auprès d’Avacore Wealth Planning. Il est ainsi dommage que le législateur ne soit pas allé jusqu’au bout de la logique. Le texte a suscité des oppositions et la version finale est le résultat d’un compromis. »
Aubin Robert, juriste fiscaliste auprès d’Avacore Wealth Planning
Un choix politique
Face à cette position tranchée, Étienne Jeandin se montre plus nuancé, en justifiant le choix politique retenu : « Il se trouve que le législateur fédéral a choisi de ne pas créer deux catégories de citoyens suisses en matière de planification successorale, certains ayant plus de liberté que d’autres selon qu’ils ont un ou plusieurs passeports en plus du passeport suisse. Après tout, personne n’oblige les étrangers à demander la nationalité suisse. L’autre option qui avait été débattue consistait à imposer le respect des parts réservataires à tous les testateurs, même ceux qui sont étrangers ; ceux-là sont donc désormais épargnés par la restriction. »
Double national franco-suisse
Si l’on prend le cas particulier d’un Français domicilié en Suisse, celui-ci a intérêt à comparer les lois successorales française et suisse afin de déterminer celle qui correspond le mieux à ses objectifs. « Par exemple, reprend Aubin Robert, en droit français, contrairement au droit suisse, il n’existe de part réservataire pour le conjoint survivant que si le défunt n’avait pas eu d’enfants. Et il y a de nombreuses autres différences. En France, il est possible de laisser l’usufruit de la succession au conjoint survivant sans restriction, même s’il y a des enfants d’une autre union. Dans le régime actuel, le choix d’un Français pour la loi successorale française devenait caduc s’il acquérait la nationalité suisse. Mais, avec l’entrée en vigueur de la LDIP au début de l’année prochaine, cela ne sera plus le cas. Un binational franco-suisse choisissant la loi successorale française devrait tout de même respecter les parts réservataires prévues dans le droit suisse, précise notre interlocuteur. Contrairement donc à son compatriote vivant en Suisse qui aurait pris la même décision, mais ne possédant pas la nationalité suisse. »
Double national anglo-suisse
Pour illustrer notre propos, on peut aussi prendre le cas du double national anglo-suisse, qui serait obligé de respecter les parts réservataires prévues dans le droit suisse, tant pour son conjoint survivant que pour ses enfants, alors que le droit anglais se montre en principe moins contraignant. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a aucune part réservataire, comme le précise Étienne Jeandin : « La doctrine attire depuis quelques temps l’attention sur la portée de l’ « Inheritance (provision for family and dependants) Act 1975 » du droit anglais. Il en découle que certains proches du défunt peuvent faire valoir des prétentions dans sa succession, que ce soit le conjoint, le partenaire de vie ou l’enfant à charge. La portée de ces dispositions anglaises pour les citoyens domiciliés à l’étranger est incertaine. En tous les cas, il est d’usage d’attirer l’attention des disposants sur l’existence de cette protection, sa possible application et les conséquences sur la liberté de disposer. »
Harmonisation du droit matrimonial et successoral
Cette réforme ne s’avère cependant pas sans intérêt puisqu’elle permet éventuellement d’harmoniser le droit successoral avec celui qui s’applique au régime matrimonial en cas de décès d’un des conjoints si les époux ont signé un contrat de mariage soumis à la loi de leur pays d’origine. « En effet, Il vaut mieux éviter, avertit Aubin Robert, de se retrouver avec deux lois différentes qui s’appliqueraient pour la liquidation du régime matrimonial et de la succession, rendant le processus plus complexe. Alternativement, les époux qui ont soumis leur régime matrimonial à une loi étrangère peuvent adopter un régime matrimonial de droit suisse afin de faire correspondre loi successorale et loi du régime matrimonial. Ce qui sera reconnu à l’intérieur de l’Union européenne et en Suisse. En revanche, ceux qui n’ont pas signé de contrat de mariage auront la surprise de constater que, selon le droit suisse, ils sont devenus soumis au régime légal suisse avec rétroactivité au moment de leur installation en Suisse. Ceci peut être toutefois corrigé grâce à un contrat de mariage. »
Attention au droit fiscal
Avant d’en terminer, Aubin Robert lance une dernière mise en garde : « L’harmonisation intervenue en Europe sur le plan civil n’a pas été accompagnée par un tel mouvement sur le plan fiscal. Et on sait qu’il existe des zones où les législations peuvent se chevaucher, comme entre la France et la Suisse, pouvant donner lieu à une double imposition, ainsi que c’est le cas depuis la dénonciation de la convention de double imposition entre la France et la Suisse sur les successions. » C’est un sujet très important que j’ai déjà traité à plusieurs reprises sur ce blog. Je renvoie donc toute personne intéressée par ce sujet à mes articles du 17 décembre 2022, 20 février 2023, 22 mars 2023 et 11 avril 2023.
*« La profession de notaire », par Étienne Jeandin, 2e édition, Schulthess, Zurich, 2023