Les rétrocessions sont toujours autorisées dans les fonds de placement en Suisse, mais ont perdu une partie de leur raison d’être puisque les clients sous mandat de gestion peuvent en demander la restitution

Pour l’industrie des fonds de placement en Suisse, le 30 octobre 2012 constitue une date charnière: c’est à cette date que le Tribunal fédéral a publié son arrêt sur les rétrocessions, qui prolonge celui qui avait été édicté en 2006. Cet arrêt avait établi que les rétrocessions versées aux gérants de fortune par les banques revenaient à leurs clients. A moins que ces derniers n’y aient explicitement renoncé.

«On parle de rétrocessions lorsqu’un intermédiaire financier rétrocède une partie – voire l’intégralité – des commissions qu’il reçoit à un autre intermédiaire […], écrit Samantha Meregalli Do Duc, conseil auprès de l’étude Borel & Barbey à Genève. Un exemple typique se rapporte aux rétrocessions payées par les banques aux gérants indépendants, lesquelles constituent une partie des frais de dépôt, des frais d’administration du compte et des frais de courtage versés à ces banques par les clients amenés par le gérant», poursuit celle qui est aussi l’auteure d’une thèse de doctorat consacrée aux conflits d’intérêts liés aux rémunérations dans la gestion collective de capitaux.*

La question se posait pour les rétrocessions liées aux fonds de placement, c’est-à-dire la part de la commission de gestion qui va servir à rémunérer la banque ou l’intermédiaire financier pour ses activités de distribution. Ce qu’on appelle dans le jargon les commissions d’état. Le Tribunal fédéral a estimé que ces commissions d’état devaient être traitées de manière identique, c’est-à-dire qu’elles doivent revenir au client si elles ont un lien étroit avec le mandat en raison du conflit d’intérêts potentiel, à moins qu’un accord en dispose autrement. L’intermédiaire financier pourrait être incité à choisir les fonds qui lui rapportent le plus et non ceux qui promettent le meilleur rendement à son client. Le risque est d’autant plus grand qu’il existe une véritable concurrence entre les promoteurs de fonds pour placer leurs produits en jouant sur le montant des rétrocessions qu’ils accordent aux distributeurs.

Effet rétroactif

Cet arrêt est d’autant plus important qu’il est aussi rétroactif: la Finma a ainsi demandé aux banques d’informer leurs clients potentiellement concernés par cette décision de communiquer à ceux qui en font la demande le montant des rétrocessions perçues et de leur indiquer à quel service ils peuvent s’adresser, au sein de la banque, pour obtenir des renseignements complémentaires sur le sujet.

Une année après la publication de l’arrêt du TF, quelles ont été les exigences de remboursement? Selon un sondage réalisé auprès de 120 banques en Suisse, à l’exception des deux plus grands établissements, par le cabinet Ernst & Young publié au début janvier, les demandes des clients seraient très modestes et ne donneraient lieu à quasiment aucune demande de remboursement. Avant la publication de ces chiffres, Samantha Meregalli Do Duc jugeait avec à-propos que ce ne serait pas aussi important que ce l’on estimait à l’époque: «Les investisseurs sophistiqués, qui par définition connaissaient très bien le dessous des cartes, ont toujours disposé d’un grand pouvoir de négociation à leur avantage. C’est en revanche différent pour l’investisseur de base. Or, dans le cas de ma pratique quotidienne, je n’ai eu l’écho de la réaction que d’un petit nombre de clients à cette nouvelle donne. Mais il est clair qu’il y a un vrai enjeu.»

Tabou brisé

Si la résolution des questions liées au passé s’avère finalement moins importante qu’attendu, l’industrie des fonds de placement ne reste pas inactive face aux changements impliqués par l’évolution de la jurisprudence. L’étude d’Ernst & Young fournit à cet égard un instantané des intentions affichées par les banques interrogées sur leur politique future en matière de rétrocessions. Il en ressort que 56% d’entre elles entendent plutôt renoncer ou renoncer totalement aux rétrocessions dans les opérations de gestion de fortune gérées de manière discrétionnaire. Pour l’instant, les autres établissements veulent encore s’en tenir à la publication conforme et à la déclaration de renonciation par le client. Enfin, ce sondage indique que la majorité des banques étrangères interrogées ne veulent pas renoncer totalement aux rétrocessions.

Rien ne va-t-il alors véritablement changer? C’est l’impression contraire qui se dégageait du débat public qui s’est tenu autour de ce thème le 3 décembre dernier à Genève, devant une assemblée nombreuse. La société Friends of Funds avait réuni financiers et juristes pour un échange de vues autour du thème «Le nouveau «business model» des banques et intermédiaires dans un monde sans rétrocessions». Cette manifestation en elle-même constituait un véritable événement, comme le confiait l’un des participants particulièrement bien informé, et n’aurait jamais pu avoir lieu il y a moins de dix ans, tant le sujet était tabou.

Le débat a permis de placer la problématique dans le contexte européen: l’Union européenne vient ainsi d’aboutir à un accord de principe pour réglementer les commissions d’état, comme l’explique en détail Nicolas Tschopp, General counsel auprès de Pictet Asset Management (texte ci-dessous). Certains membres de l’UE ont déjà pris les devants, en interprétant de manière différente cette évolution législative. Ainsi l’Angleterre interdit les rétrocessions pour les activités de conseil, mais les autorise pour la gestion discrétionnaire, tandis que les Pays-Bas les ont complètement proscrites depuis le 1er janvier 2014.

Si l’on considère le cas spécifique de la Suisse en l’état actuel de sa législation, la question de base qui se pose est de savoir comment les fonds de placement vont être distribués si les banques faisant de la gestion de fortune ne peuvent conserver les commissions d’état qu’au bon vouloir de leurs clients sous mandat: les distributeurs vont chercher d’une manière ou d’une autre à compenser cette perte. D’autant plus que ces revenus, comme l’explique Yvonne Lenoir Gehl, conseil auprès de BRP Bizzozero & Partners SA, qui est une société de conseils dans le domaine bancaire et financier, «ne couvrent pas seulement les coûts de la distribution, mais aussi des services opérationnels, juridiques, d’informations aux clients, de compliance (procédure anti-blanchiment) et de connaissance de son client».

Le  cas anglais

On peut tirer un enseignement de l’expérience de l’Angleterre – même s’il est limité par l’interdiction aux seules activités de conseils – comme l’indique Jean-Sébastien Lassonde, associé de PWC Suisse: «D’un côté, les gérants d’actifs, qui ne peuvent plus payer de rétrocessions, essaient de se rapprocher de leurs clients finaux et de court-circuiter les distributeurs; de l’autre, ces derniers essaient de mettre la pression sur les premiers pour obtenir des tarifs préférentiels. Dans ce but, nombre d’entre eux assemblent des produits de différents promoteurs en proposant un peu d’allocation d’actifs et en distribuant ces produits.»

Interrogé en marge de la ­conférence de Friends of Funds, Ricardo Payro, fondateur de Payro Communication, constate la même tendance, mais s’en inquiète: «Il est à craindre que des banques qui n’ont pas de compétences en matière de gestion se décident à créer leurs propres fonds pour toucher la totalité de la commission. Il est donc fort probable que de tels produits ne soient pas très bons. En revanche, et c’est là un point positif, la quasi-disparition des rétrocessions condamne les mauvais de fonds de tiers, c’est-à-dire ceux qui n’apportent aucune valeur. Parmi ceux-là, on peut citer en particulier les «closet indexers», qui sont des produits indiciels vendus sous l’étiquette de fonds actifs, et donc trop chers. A terme, poursuit celui qui a été employé par une banque de la place de nombreuses années, on ne devrait plus se retrouver qu’avec trois types de fonds de placement: ceux à très bas coûts, de type ETF; les fonds maison de la banque de l’investisseur final; les fonds de tiers à forte valeur ajoutée. La grande question sera de savoir quelle proportion les banques créeront leurs propres fonds.»

Diminution des commissions ?

On peut redouter par ailleurs que les distributeurs essayent de couvrir leur manque à gagner sur les rétrocessions à restituer en comptant sur les commissions d’entrées, en multipliant les achats et de vente de parts de fonds pour générer le maximum de gain. Ce serait d’ailleurs un complet retour en arrière, puisque les commissions d’état avaient été établies pour lutter contre ce risque de tournus rapide des portefeuilles. Il s’agissait de fidéliser les gérants qui conservaient les parts de leurs clients sur la longue durée, puisque ces commissions sont versées de manière récurrente.

Parmi les autres moyens de compenser la perte sur les rétrocessions, UBS avait indiqué en février de l’an dernier une augmentation de ses taxes forfaitaires dans le cadre de ses mandats de gestion de fortune. Une autre solution évoquée serait l’application d’honoraires de conseil. Dans ce cas, quel serait le bilan final pour le client sous mandat? Pour Michel Dominicé, associé et fondateur du gérant indépendant Dominicé Associés & Co Asset Management à Genève, la situation pour le gestionnaire de fortune va devenir plus difficile. «Comme ces rétrocessions ne font l’objet d’aucune facture et sont donc invisibles, la situation était jusqu’ici plus confortable pour le gérant, explique celui qui gère aussi un fonds alternatif. Il ne demandait ainsi qu’une partie de ses revenus directement à son client; l’autre partie lui parvenant par le biais des rétrocessions. Si ces dernières sont interdites, on peut s’attendre à une pression à la baisse sur les commissions globales que pourraient prélever les gestionnaires de fortune.»

Paradoxalement, alors que la réglementation vise à mieux protéger les petits clients, ce sont eux pourtant qui risquent d’en être les grands perdants, redoute Yvonne Lenoir Gehl: «S’il n’y a plus de rétrocessions, comme on le voit en Angleterre, ces investisseurs vont devoir commencer à payer des honoraires à leur conseiller. Mais ne pouvant faire face à cette nouvelle charge, ils passeront directement par leur agence bancaire pour acheter les quelques noms qu’ils connaissent parmi les produits.»

L’architecture ouverte en question

Les avis divergent sur l’avenir de l’architecture ouverte, car cette offre de fonds de plusieurs émetteurs repose essentiellement sur le versement de rétrocessions. Pour l’instant, elle ne semble pas condamnée en Suisse puisque la transparence et l’éventuelle restitution de ces rétrocessions au client ne sont requises que dans le cadre d’un mandat de gestion de fortune.

Michel Dominicé estime que le principe de l’architecture ouverte ne va pas disparaître, pour des raisons à la fois réglementaires et psychologiques du client: «La Finma exerce une pression pour empêcher les sociétés qui sont à la fois gestionnaires d’actifs et gérants de fortune d’appliquer un double commissionnement sur la partie de la fortune sous mandat investie dans un fonds et sur le fonds lui-même. Ce qui décourage évidemment l’architecture fermée. Par ailleurs, le client lui-même peut avoir des doutes sur l’indépendance de son gérant s’il ne lui place que des fonds maison dans son portefeuille!»

Toutefois, comme le pense Nicolas Tschopp de Pictet, l’évolution du cadre législatif va en réduire la portée: «L’architecture ouverte devrait perdurer, car les clients y sont habitués et il est difficile de revenir en arrière. Elle devrait toutefois se transformer en une architecture qu’on peut appeler guidée sous l’effet des nouvelles initiatives réglementaires, notamment celles qui figurent dans la LPCC (loi sur les placements collectifs de capitaux). Ainsi, le devoir d’inventaire, qui oblige le conseiller à justifier les raisons pour chaque achat de produit auprès de son client. Avec de telles contraintes, le conseiller ne pourra maîtriser les produits d’un grand nombre de promoteurs différents. Pour faire un travail correct, il devra se ­contenter d’un nombre limité de fournisseurs.»

Jean-Sébastien Lassonde de PWC Suisse se montre quant à lui le plus catégorique, mais pour les mêmes raisons: «Les architectures ouvertes vont connaître un déclin important! Dans ce nouvel environnement, je suis convaincu que cette réglementation va profiter aux gros gérants d’actifs, disposant d’une forte image de marque et amener à une consolidation du marché. L’effet de masse leur permettra de dégager des marges plus importantes. Quant aux clients, ils pourraient en bénéficier si les gestionnaires se focalisent sur leurs besoins et sélectionnent des produits pour les bonnes raisons.»

Quant à Alexandre Col, responsable de la gestion d’actifs de la banque privée Edmond de Rothschild, il estime que l’architecture ouverte, du moins dans les grands établissements, est «anecdotique» et qu’en réalité ces banques proposent essentiellement leurs fonds maison. Cependant, l’architecture ouverte constitue une réalité pour tous les établissements qui ne sont promoteurs d’aucun fonds, ou d’une palette qu’ils jugent trop restreinte pour leur clientèle, comme c’est le cas par exemple de la Banque Cantonale de Genève, avec sa politique de «best in class».

*Rémunération et conflits d’intérêts dans la distribution des placements collectifs de capitaux, Samantha Meregalli Do Duc, Schulthess, 2010, publication du Centre de droit bancaire et financier.

L’influence déterminante de la législation européenne

Pour anticiper l’évolution de la réglementation suisse en matière de fonds de placement, à l’instar de l’ensemble de notre législation, ce n’est pas vers Berne qu’il faut se tourner, mais plutôt du côté de Bruxelles

Si les rétrocessions restent pour l’instant autorisées en Suisse, les choses risquent cependant d’évoluer sous l’influence de la législation européenne, en particulier de MiFID 2 (nouvelle mouture de la directive sur les marchés financiers), qui devrait inspirer la future loi sur les services financiers (LSFin) en préparation à Berne.

Les législateurs suisses n’ont toutefois pas attendu passivement l’impulsion de Bruxelles, comme l’explique Yvonne Lenoir Gehl, conseil auprès de BRP Bizzozero & Partners SA: «La révision de la LPCC, dans son article 20, n’interdit pas les rétrocessions ou des frais, mais exige plus de transparence, avec la mise à disposition de plus d’informations. De son côté, la Sfama (Swiss Funds & Asset Management) travaille à une révision de la directive concernant la transparence dans les commissions de gestion. Enfin, la nouvelle loi sur les placements financiers a donné lieu à un premier projet au printemps dernier, dans lequel deux voies sont possibles: soit une interdiction des rétrocessions et des frais de distribution, soit la transparence. La décision n’était pas encore prise, mais dépendait de l’évolution de la législation européenne, notamment de MiFID 2.»

Mais, justement, comment ­MiFID 2 est-elle en train d’évoluer? Nicolas Tschopp, de Pictet Asset Management, en décrit les débats contradictoires qui ont donné lieu à un accord de principe le 14 janvier dernier: «Tout au long du processus législatif, il y a eu un désaccord entre la commission, d’une part, et le conseil et le parlement, d’autre part; la première étant plus restrictive que les seconds. La discussion destinée à éliminer les divergences entre les trois autorités a abouti à la solution suivante. Lorsque l’intermédiaire financier se déclare «indépendant» – c’est-à-dire qu’il analyse pour ses clients un nombre important de produits disponibles sur le marché – il n’est pas autorisé à percevoir des rétrocessions. Si, en revanche, l’intermédiaire financier se déclare «restreint» – c’est-à-dire qu’il analyse uniquement un nombre limité de produits – il peut percevoir des rétrocessions pour ses activités de conseil mais pas de gestion discrétionnaire. Lorsque des rétrocessions sont perçues, le client doit en être informé. Le parlement devrait voter formellement le texte en février, avec une entrée en vigueur dans les pays de l’UE en 2016. On notera que cette réglementation est différente de la solution anglaise, qui n’interdit les rétrocessions que pour les activités de conseil et les autorise pour la gestion discrétionnaire. Par ailleurs les Pays-Bas vont introduire une interdiction complète pour l’ensemble des activités à compter du 1er janvier 2014.»

Quelle que soit la forme que prendra MiFID 2, on peut raisonnablement compter sur des divergences d’interprétation au sein des différents Etats membres, comme c’est déjà le cas aujourd’hui avec l’Angleterre et les Pays-Bas, avec des interdictions partielles ou complètes. Pour les pays plus libéraux qui choisiront la transparence, si elle est encore possible, il n’est pas sûr que les rétrocessions puissent continuer à jouer un grand rôle. En effet, comme le déclare Alexandre Col: «Les pays où il y aura transparence opteront sans doute aussi pour des classes de parts sans rétrocessions, en raison de la charge administrative liée aux calculs et aux versements de ces commissions, et sous la demande des grandes banques.»

L’absence de rétrocessions devrait logiquement s’accompagner d’une baisse de la commission de gestion. Cette diminution dépendra sans aucun doute du rapport de force entre le promoteur et le distributeur. Il est donc imaginable que les plus grands acteurs du marché puissent finalement réduire leur commission de gestion dans une moins grande mesure que la part de rétrocessions versées auparavant.

La réglementation adoptée dans chaque pays – interdiction des rétrocessions ou seulement transparence – «entraîne les promoteurs à organiser leurs zones de ventes selon une répartition géographique, définissant des marchés cibles par rapport à d’autres», explique Yvonne Lenoir Gehl. Une autre question va se poser, poursuit l’experte: «La réglementation européenne – MiFID, AIFMD – va-t-elle s’appliquer en Suisse? Ce n’est pas le cas, car une réglementation européenne s’applique en Europe. En revanche, les nouvelles directives sont très claires sur un point: c’est le domicile du client qui compte. Si je conseille de Suisse un Français domicilié en France, je dois respecter MiFID et AIFMD.»